Réconcilier l’irréconciliable

Génocide au Rwanda, apartheid en Afrique du Sud : dans plusieurs pays frappés par des tragédies nationales, des initiatives de justice réparatrice ont contribué à guérir des traumatismes collectifs. Au Québec, de récentes rencontres entre des représentants de l’Église catholique et des Autochtones, tout comme des groupes d’agresseurs et de victimes sur les violences sexuelles ont donné des résultats « prometteurs », selon une étude inédite.

Un dossier de Katia Gagnon

« Je vais mourir en prison, mais je me sens libre »

Tout a commencé par des lettres. Plus précisément, 430 lettres.

Le révérend Pierre Allard était allé, quelques mois auparavant, donner des ateliers sur la justice réparatrice à des collègues aumôniers dans les prisons rwandaises. Nous sommes en 2007, 13 ans après l’horrible génocide qui a déchiré le pays. Les armées de génocidaires, qui ont massacré des milliers de leurs compatriotes à coups de machettes, sont derrière les barreaux.

Pierre Allard est un pionnier canadien de la justice réparatrice, qu’il a contribué à implanter dans les pénitenciers canadiens. Lors de la formation avec ses homologues rwandais, il les a encouragés à écouter les génocidaires emprisonnés.

L’un de ses élèves l’a pris au mot. Chaque semaine, il a organisé des discussions avec les détenus. « Après quatre mois, à sa grande surprise, 430 prisonniers sont venus lui donner une lettre. Ils voulaient demander pardon aux survivants de leur crime. Ils demandaient à l’aumônier : pourriez-vous les retracer ? »

Et c’est là que Pierre Allard a reçu un appel téléphonique. « Pierre, il faut que tu viennes nous aider avec ça. » Distribuer 430 lettres au pays des mille collines, aux infrastructures souvent défaillantes, c’était tout un engagement. Après avoir réfléchi, le révérend et sa femme Judy se sont lancés dans ce projet fou.

« On s’est engagés à distribuer ces 430 lettres. »

Si c’est non, c’est non

De retour au Rwanda, ils ont formé cinq aumôniers. Première consigne : la victime n’a aucune obligation d’accepter la lettre. « Même si ça fait huit heures que tu es parti de chez toi avec la lettre dans ta poche arrière, que tu trouves la victime dans un petit coin de pays et qu’elle dit non, je ne suis pas intéressée, tu te retournes et tu rentres chez toi. Ça a été dur à faire passer. Parce qu’en Afrique, le pasteur, c’est quelqu’un. Leur réflexe, c’était de dire : tu peux au moins prendre la peine de lire la lettre ! C’était dur. Mais ils ont accepté. »

Le premier aumônier se met en route. Après des heures de transport, autobus, moto, puis à pied, il trouve la victime. Une dame prénommée Solange. L’homme qui lui écrit a tué son père, sa mère et ses trois enfants. Néanmoins, elle accepte de lire la lettre.

« C’est bien beau qu’il demande pardon, dit-elle après sa lecture. Mais moi, j’ai des questions pour lui. Est-ce que je peux aller le voir ? »

Sur 430 lettres distribuées, 350 victimes ont demandé, comme Solange, à rencontrer leur agresseur.

Pierre et Judy Allard se sont donc retrouvés avec une nouvelle tâche : organiser 350 rencontres. Au total, la distribution des lettres et les rencontres se sont étendues sur cinq années.

Ils ont commencé par former les prisonniers aux principes de justice réparatrice. « On leur a clairement dit que ce n’est pas parce qu’ils écrivaient une lettre de pardon qu’on allait les libérer. Il n’y avait aucun bonbon d’attaché à tout ça. »

La première rencontre a fini par se tenir, avec Solange et son agresseur. Pierre et Judy Allard y ont assisté, avec un interprète afin de comprendre les échanges en kinyarwanda.

C’est Solange qui a parlé en premier. Pendant une vingtaine de minutes, elle a posé des questions au détenu.

« De mon père et de ma mère, qui as-tu tué en premier ? Est-ce que ma mère a vu mon père se faire tuer ? Et mes enfants, tu les as achevés dans quel ordre ? »

— Solange, lors de sa rencontre avec son agresseur

« Je dois lui donner ça, l’agresseur a été très honnête, très ouvert. Il lui a répondu. Et à la fin de la rencontre, elle s’est levée, je la vois encore. Elle lui a dit merci. Merci d’avoir répondu à mes questions. Personne d’autre ne pouvait y répondre. Comme ça, je peux mettre ensemble les morceaux de mon casse-tête. »

« Après les rencontres, il y a eu des témoignages de détenus qui nous ont dit : je sais que je vais mourir en prison. Mais ça ne me fait plus rien. Parce qu’elle est venue, et elle m’a pardonné. Je me sens libre maintenant. »

De Kigali au Cap

Quinze ans plus tôt, 4000 kilomètres plus au sud, la même expérience avait déjà été vécue, en Afrique du Sud. Le père Michael Lapsley est un héros de la lutte contre l’apartheid. À son arrivée en Afrique du Sud au milieu des années 1970, il débarque au cœur des révoltes contre le régime de l’apartheid. « Rien ne m’a préparé à l’Afrique du Sud. J’ai cessé d’être un humain en y entrant, je suis devenu un homme blanc. »

Il prend rapidement le parti des Noirs dans cette lutte sans merci et est expulsé du pays. Il déménage au Lesotho et devient l’aumônier de l’African National Congress, le parti de Nelson Mandela. En 1990, le gouvernement dirigé par Frederik de Klerk lui envoie un colis piégé. La bombe explose non lui de lui, il perd ses deux mains et l’usage d’un œil.

En 1992, après la chute du régime raciste, il retourne en Afrique du Sud et participe à la Commission de vérité et réconciliation organisée par le gouvernement Mandela.

Mais l’exercice ne le satisfait pas entièrement, relate-t-il en entrevue avec La Presse. « Nous étions une nation de survivants, mais nous étions en danger. Nous étions en danger de notre humanité, de ce que nous avions fait. De ce qui nous avait été fait. » Il réalise que ses compatriotes ont besoin du soutien qu’il a lui-même reçu après l’attentat.

« J’ai été accompagné dans mon voyage pour la réconciliation. Mais j’ai réalisé que des millions d’Africains n’étaient pas accompagnés. »

— Le père Michael Lapsley

Il crée donc un organisme, Institute for the Healing of Memories, qui tient des rencontres de réconciliation avec des Sud-Africains, Noirs et Blancs.

Des groupes de 25 à 30 personnes sont ainsi réunis pendant tout un week-end. Le processus proposé par l’institut ne fait pas partie intégrante de la Commission, il se déploie en parallèle. « On a voulu créer une plateforme où les gens pouvaient raconter leur histoire. Et gérer ce qu’ils avaient à l’intérieur, raconte-t-il. Quelqu’un peut détester, et souhaiter se venger. Mais un jour, il peut réaliser que ces sentiments le détruisent. »

Ces rencontres lui ont montré la complexité du trauma national causé par l’apartheid. « Les gens étaient victimes ou perpétrateurs. Mais parfois les deux. » Au fil des rencontres, les participants n’étaient plus des victimes ou des agresseurs, mais des humains, qui avaient vécu une tragédie commune. « La justice réparatrice permet de briser le cycle qui transforme souvent les victimes en perpétrateurs. »

Michael Lapsley croit profondément aux vertus de cet exercice. Et il serait tout à fait prêt à les appliquer à son propre drame. « Si Frederik de Klerk venait me voir et me disait : “je suis sincèrement désolé de ce qui vous est arrivé”, je crois que je pourrais lui pardonner. »

« Pour moi, ça a été une révélation »

Monseigneur Martin Laliberté n’oubliera jamais ce cri poussé par une femme atikamekw, qui se trouvait à quelques pas de lui dans la salle d’un centre de prière de Trois-Rivières.

C’était il y a un an. L’évêque de Trois-Rivières avait accepté de participer à une expérience hors du commun organisée par le Centre de services en justice réparatrice (CSJR).

Une cinquantaine de personnes, réunies tout un week-end. Des Autochtones, qui se définissent comme des croyants. Des prêtres catholiques. Et deux évêques, dont les diocèses recoupent plusieurs réserves atikamekws.

La rencontre avait commencé par une courte célébration religieuse. Et puis, les organisateurs ont proposé un jeu de rôles. L’exercice visait à rappeler la rafle effectuée par l’Église dans les réserves atikamekws dans les années 1970. Les enfants étaient arrachés à leurs familles et amenés de force dans les pensionnats catholiques.

« Les Atikamekws formaient des cercles. Et nous, on essayait de rentrer dans le cercle. Pour aller “voler” ceux qui jouaient le rôle des enfants, au centre du cercle. Une brèche a été créée, et on a pris les enfants », relate Mgr Louis Corriveau, évêque de Joliette, qui a participé à la rencontre.

Certains Autochtones se sont effondrés, en larmes. Une femme a poussé un long cri. Déchirant. Ensuite, en grand groupe, les Autochtones ont raconté leurs histoires par rapport à ces enlèvements.

« Pour moi, ça a été une révélation », raconte Mgr Martin Laliberté, évêque de Trois-Rivières.

« Théoriquement, on sait tout ça. Mais de l’écouter de la bouche des gens, d’entendre leurs souffrances, pour moi, ça m’a fait voir tout cela d’une façon complètement nouvelle. Ce qui était théorique jusque-là, ça prenait chair. »

— Mgr Martin Laliberté, évêque de Trois-Rivières

Les ecclésiastiques avaient le rôle délicat d’incarner une institution qui a profondément blessé les Autochtones. Sans bien sûr avoir eux-mêmes participé à ces actes répréhensibles.

« C’est pas juste l’Église qui a participé à ça. C’est tout notre peuple, notre gouvernement, notre société qui ont eu des attitudes de déculturation face à eux. Oui, c’était un gros poids, mais on l’a pris », dit Mgr Laliberté. « On est des ministres du Christ qui a accueilli des personnes qui souffraient. Il ne s’est pas défilé », ajoute Mgr Corriveau.

Pour l’avocat William Henriques, coprésident du C.A. du CSJR, ce qui s’est passé à Joliette montre que la justice réparatrice pourrait contribuer à régler des traumas collectifs de tous les ordres, qui vont bien au-delà des tribunaux. « Ça pourrait être un game changer », croit-il. La justice réparatrice pourrait amener des groupes frappés par le profilage racial à rencontrer des policiers, par exemple. « Dans ce genre de situation, il faut réparer le tissu social qui a été fragilisé. »

« Une expérience très prometteuse »

Transformer la souffrance individuelle de victimes de violences à caractère sexuel, mais aussi celle d’auteurs de ce type de crime, en engagement citoyen. C’est l’expérience inédite la plus récente du CSJR en matière de traumas collectifs. « Une expérience unique, très prometteuse, très innovante », selon Mylène Jaccoud, professeure à l’École de criminologie de l’Université de Montréal, spécialisée dans ce domaine, qui a été chargée d’évaluer le projet.

Ainsi, durant une fin de semaine au printemps 2022, trois femmes victimes de violences à caractère sexuel, quatre hommes auteurs de ce type de violence, deux membres de la communauté et quatre membres représentant les institutions se sont réunis dans un hôtel montréalais pour deux journées de dialogues.

Des « points de tension importants » ont été ressentis, analyse la professeure de criminologie, mais ils n’ont pas empêché les participants de vivre une expérience « enrichissante » et des « échanges marquants ».

La première journée, les victimes et les auteurs ont commencé par résumer leur vécu en matière de violences sexuelles. « Ça m’a chamboulé d’entendre des récits de pédophilie », a indiqué un participant à la chercheuse. « J’ai ressenti de la tristesse, juste de la tristesse, et je n’avais pas envie de les sauver », a poursuivi un autre.

Des participants ont d’ailleurs suggéré qu’ils auraient voulu être mieux préparés. Cela étant dit, indique la chercheuse, ils ont été sélectionnés parce qu’ils avaient fait « un cheminement de guérison (les victimes) et de responsabilisation (les auteurs) ».

Bref, ce n’était pas des victimes en choc post-traumatique ni des auteurs dans le déni, précise-t-elle. Et les deux animateurs de la démarche avaient de l’expérience.

Deuxième « point de tension » : la prise de parole des « représentants institutionnels » du groupe. C’est sans doute le point le plus sensible qui émane du récit des expériences dans son ensemble, selon Mme Jaccoud.

Ces représentants ont été perçus comme étant « déconnectés » aussi bien des réalités des violences à caractère sexuel que de leurs propres émotions. « Le groupe institutionnel avait un langage d’extraterrestre », a dit un participant. « C’étaient des gens très jeunes, de l’université, a décrit un autre. Ils étaient un peu idéalistes par moments. On a perdu notre temps parfois, c’était trop complexe comme pensée. »

Tous les participants ont tout de même souligné l’importance d’inclure des représentants institutionnels dans la démarche.

Les participants ont ensuite dû décrire les conséquences des violences tant sur le plan individuel que sur le plan collectif (entourage et société), puis déterminer des causes structurelles et des facteurs de maintien de ces violences.

Puis, la seconde journée, on est passé à l’action. Chaque participant a mis sur papier trois idées d’une action collective pour enrayer les violences sexuelles, les a verbalisées aux autres participants, puis a dû en choisir une qu’il s’est engagé formellement à réaliser.

Des exemples ? Un auteur de violences s’est engagé à trouver un organisme dans lequel faire partager son expérience auprès d’hommes qui ont commis des actes similaires. Une victime, elle, a décidé de nommer les paroles, blagues, gestes inacceptables qui encouragent les violences à caractère sexuel lorsqu’elle en est témoin et d’expliquer pourquoi cela contribue aux violences et aux inégalités sociales.

Un représentant institutionnel, lui, a promis de créer et d’animer des ateliers sur les violences à caractère sexuel pour les garçons de 12 à 17 ans dans les écoles secondaires à Montréal.

« On a réussi à s’engager dans une portée plus grande que soi », s’est d’ailleurs félicité un participant.

Plusieurs ont fait état de l’importante prise de conscience que la démarche a suscitée, relate la chercheuse, par rapport aux violences à caractère sexuel elles-mêmes ; sur le fait qu’elles soient autant répandues dans la société, entre autres.

Ces prises de conscience sont attribuées au fait d’avoir réuni ce qui « paraissait improbable » : des auteurs, des victimes, des citoyens et des professionnels, souligne la chercheuse.

La démarche est-elle parvenue à transformer le collectif ? Difficile à dire, répond la chercheuse. Des participants ont fait des gestes ou ont poursuivi leurs engagements. Certains, qui étaient déjà mobilisés sur le plan collectif, ont trouvé dans cette démarche une source de motivation et de renforcement supplémentaire.

« Personne n’est donc sorti indemne de cette initiative »… dans le bon sens du terme, conclut Mme Jaccoud.

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