Loterie vidéo

DES VIES RUINÉES

Des femmes élégantes, des vice-présidents, des septuagénaires… Depuis que le marché des appareils de loterie vidéo est arrivé « à maturité », les malades du jeu ont changé. Qui sont-ils ? Jusqu’où peuvent-ils s’enfoncer ? Et comment les soigne-t-on ? La Presse lève le voile.

UN DOSSIER DE KATIA GAGNON, MARIE-CLAUDE MALBOEUF, KATHLEEN LÉVESQUE ET MARTIN TREMBLAY

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« Je rembourse tout le monde ou bien je me tue »

« Je me suis retrouvée dans une cache de chasse avec un 38 sous la gorge… »

Juchée dans son arbre, Roxanne, psychoéducatrice sans histoire, tenait sa carabine d’une main tremblante. Ce jour-là, sa formation en santé mentale ne comptait plus. La Montréalaise priait très fort le bon Dieu pour qu’il l’aide à appuyer sur la gâchette.

« Mais pendant que j’essayais de me décider, une biche et son petit faon se sont approchés de ma cache. J’ai eu l’impression que c’est ma fille et mon petit-fils que Dieu faisait apparaître. Et j’ai enfin compris : il faut que j’aille chercher de l’aide. »

C’est la Maison Jean Lapointe qui nous a présenté Roxanne, une belle femme intense et forte, dont nous respectons l’anonymat pour protéger ses proches. La Maison traite chaque année quelque 500 Montréalais qui ont, comme Roxanne, sombré dans le jeu. Mais rares sont ceux qui racontent leur expérience de façon aussi saisissante.

Entre le soir de ses 41 ans – lorsqu’un futur amoureux l’a initiée aux appareils de loterie vidéo (ALV) – et son emprisonnement au pénitencier de Joliette, six ans plus tard, Roxanne a fraudé ses amis. Mis le feu à son appartement. Volé la carte de guichet de sa fille qui dormait. Et joué « l’équivalent de deux maisons ».

« Je me rendais parfois à deux ou trois heures de chez moi pour ne pas être reconnue », dit-elle.

« Je criais dans mon auto en repartant du bar, le pied sur le gaz. Je m’en fichais de frapper une maison ou un arbre. C’est tellement souffrant. T’as honte et c’est une prison. »

— Roxanne

UNE BULLE PROTÉGÉE

Jusqu’en 2008, jamais Roxanne n’aurait imaginé en arriver là. Elle a eu une enfance difficile, ne s’aime alors pas beaucoup. Mais son travail et sa fille lui suffisent.

Le départ de son enfant, partie vivre chez son père pour entrer au cégep, la déprime. « Je me sentais soudain inutile », se souvient la femme de 49 ans, qui décide alors de prendre quelques mois de congé pour voyager.

Son rêve ne se réalisera jamais. Le soir de son anniversaire, le propriétaire d’un casino clandestin lui propose un autre genre de voyage. L’homme devient son conjoint et la laisse jouer sans payer, pour attirer d’autres joueurs. Bientôt, Roxanne mise aussi ailleurs.

« Ça m’est arrivé de mettre 400 $ dans une machine et de repartir avec 5000 $. Je me suis mise à croire que le jeu pourrait me faire vivre, que si j’avais gagné une fois, je gagnerais encore. »

Devant l’appareil, la tristesse et la colère s’envolent, s’émerveille-t-elle alors. « C’est un monde de rêve. Tu es dans une bulle protégée et tu es prêt à aller loin pour ça. Même quand tu gagnes quelque chose, tu le remets toujours dans la machine. »

« La valorisation, le côté glamour de la chose, ça me plaisait. Tu achètes l’idée que pour être quelqu’un, ça prend du cash. Tu te valorises avec le paraître, en faisant de gros cadeaux et en t’achetant une BMW. Même si, éventuellement, tu perds et tu es obligée de dormir dedans… »

SE RETROUVER EN ENFER

La descente aux enfers est rapide. Après six mois, Roxanne se sent déjà accro aux ALV. Après un an, elle fait sa première faillite. « Pour moi, ce n’était même pas des conséquences graves. J’étais en déni. »

Autour d’elle, d’autres joueurs perdent parfois connaissance ou disjonctent, maigres et épuisés par leurs nuits blanches. « Pour moi non plus, manger n’avait plus d’importance. Je ne voulais rien dépenser pour ça. »

« Ma fille pensait que j’étais sur la cocaïne. Et elle avait un peu raison, puisque j’avais les symptômes physiques d’une fille qui fume du crack. »

— Roxanne

« Ce n’est pas une dépendance chimique, mais ça agit sur le même chemin dans le cerveau. Tu es prêt à vendre ta mère. Quand tu te réveilles, quand tu rêves, la seule question qui t’intéresse, c’est comment je vais trouver de l’argent pour jouer aujourd’hui. »

À la fermeture des bars, à 3 h du matin, Roxanne abandonnait sa machine à contrecœur. Et trépignait déjà devant la porte à peine quatre heures plus tard, pour se ruer sur le même appareil. « Quand tu as mis 1000 $ dans une machine, tu veux les récupérer ; tu te dis qu’elle sait que tu es due pour gagner. »

Pour la première fois de sa vie, Roxanne se met à acheter de puissants médicaments sur le marché noir. « Parce que quand tu arrives chez toi, tu entends encore les machines dans ta tête et ça t’empêche de dormir. »

FRAUDER SES AMIS

Autour d’elle, aucun filet de sécurité. « Si j’étais seule dans le bar, il y a des serveuses qui me laissaient jouer sur cinq machines en même temps. Les serveurs n’interviennent pas, parce que quand tu gagnes 500 $, tu leur donnes un très gros pourboire non déclaré. »

« Il y en a même qui te donnent 100 $ pour que tu mises à leur place, parce qu’eux n’ont pas le droit de jouer au travail. »

Ses proches se laissent berner par ses mensonges et son gros train de vie. Elle les convainc même de lui confier leur argent, en prétextant le faire fructifier. « Je me disais qu’au lieu de donner des intérêts aux shylocks, je donnais à mes amis. »

« Dans ma tête, ce n’était pas une fraude, c’était un emprunt. Je croyais tellement fort que je pourrais me refaire. »

— Roxanne

Mais un jour, les amis se parlent et font déposer des accusations criminelles. « La tension est devenue insupportable. Je jouais encore plus, je ne dormais plus, j’étais malade. Ç’a été la déchéance totale. Je me suis dit : “Ça passe ou ça casse ; ou bien je rembourse tout le monde, ou bien je me tue.” »

Roxanne trouve donc le moyen d’emprunter 40 000 $ à une nouvelle victime. « En deux jours et demi, j’avais tout perdu. Tout. »

« Quand la police m’a arrêtée cette fois-là, j’ai été aussitôt incarcérée et j’ai plaidé coupable. Enfin, j’ai pu déposer les armes ; la guerre était finie. Ça m’a libérée, parce que la prison du jeu était bien plus infernale que la vraie prison. »

Roxanne a passé un an au pénitencier pour femmes de Joliette et se trouve toujours en liberté conditionnelle. Depuis sa sortie, elle fréquente les Gamblers anonymes. « Quand j’ai quitté la prison, c’est pas le monde que je voyais dans la rue, c’était juste les affiches de loterie vidéo. C’est subliminal ! Même les annonces de loterie 6/49 me font entendre la musique des vidéopokers. »

METTRE LE FEU

Avant de s’en sortir, Roxanne est déjà partie de chez elle en laissant une casserole pleine d’huile sur le feu. Elle voulait faire des frites maison pour célébrer l’anniversaire de sa fille. Mais l’incendie a ravagé son appartement. « Quand tu joues, tu es obnubilée. À l’époque, je gardais mon petit-fils, que j’adore, et je n’avais qu’une envie : qu’il s’en aille. »

« Le jeu te rend mésadapté social. Même la serveuse qui vient t’offrir un café, elle te rend agressive parce qu’elle te dérange. Aujourd’hui, je me reprogramme. Je réapprends à sortir de ma tête et à dire bonjour, à m’ancrer dans la simplicité des choses. »

Chose certaine, la jeune grand-mère ne veut plus jamais connaître la même souffrance. « Depuis le jour où je me suis retrouvée dans ma cache de chasse, je veux tout faire pour ne pas retourner là. Si je joue encore, c’est la mort. »

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Plus à risque de suicide

Les joueurs pathologiques sont 3,4 fois plus à risque d’essayer de se donner la mort que la population générale.

« Les coroners avaient commencé à voir des lettres qui évoquaient des dettes de jeu, ce qu’ils ne voyaient pas avant. C’est eux qui nous ont demandé de nous pencher là-dessus », raconte Monique Séguin, professeure à l’Université du Québec en Outaouais et une des auteures d’une étude sur le sujet, publiée en 2010.1

Encore aujourd’hui, les joueurs en traitement sont nombreux à avoir fait des tentatives de suicide. Et les coroners continuent à voir des morts. L’an dernier, ils ont résumé la lettre d’une femme de 49 ans, disant qu’elle se suicidait « car sa dépendance au jeu causait des conséquences économiques pour sa famille » et que « les maudites machines ont pris [sa] vie ».

L’année précédente, un homme de 63 ans s’est tué juste après avoir été libéré d’une faillite : « Il avait, le jour même de sa mort, perdu entièrement tout son argent du mois. »

De nombreux cas passent sous le radar, commente le porte-parole de Gamblers anonymes, Robert W. : « On lit des fois l’histoire d’un gars qui a traversé le terre-plein pour foncer dans le trafic à contresens. Et nous, on sait que c’était un membre… »

1. « Suicide and gambling : psychopathology and treatment-seeking », Psychol Addict Behav, 2010.

— Marie-Claude Malbœuf, La Presse

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PERSONNE N’EST ÉPARGNÉ

Qui sont les 261 000 Québécois qui ont joué aux ALV des bars dans la dernière année ? Et les 614 000 qui ont joué aux machines à sous des casinos ? Surtout, lesquels d’entre eux deviennent dépendants de ces appareils ? Voici ce que répondent les experts, qui constatent tous qu’il n’y a plus de profil unique. Et que la maladie des joueurs fait un nombre incroyable de victimes collatérales.

LES FEMMES 

« Depuis deux ans, le nombre de femmes a beaucoup, beaucoup, beaucoup augmenté. Elles nous arrivent plus souvent des casinos que des bars. Plusieurs ont aussi un problème d’alcool. Et plusieurs racontent qu’elles se sont prostituées pour avoir des sous. »

— Robert W., porte-parole de Gamblers anonymes

40 %

Proportion approximative de femmes parmi les joueurs traités au Centre de réadaptation en dépendance de Montréal et à la Maison Jean-Lapointe.

66 %

C’est le nombre de Québécois qui indiquent avoir joué, au cours des 12 derniers mois, à un jeu de hasard, y compris l’achat de billet de loterie.

Selon le genre, quelle proportion des joueurs québécois ont joué aux ALV dans la dernière année ?

Femmes : 5,1 %

Hommes : 7,3 %

LES RICHES

« Plusieurs de nos membres gagnent plus de 100 000 $ par année. Il y a le vice-président d’une banque, des médecins, des entrepreneurs. À tel point que les gens moins fortunés pensent parfois qu’ils n’ont pas leur place, parce qu’ils n’ont pas perdu autant qu’eux. Mais ce n’est pas le montant perdu qui compte. Quand tu n’as plus de bouffe à donner à tes enfants, tu as besoin d’aide. »

— Robert W., porte-parole de Gamblers anonymes

Au total, les gens moins fortunés demeurent 50 % plus susceptibles de jouer aux ALV.

Selon le revenu, quelle proportion des joueurs ont joué aux ALV dans la dernière année ?

Québécois gagnant un revenu moyen supérieur ou supérieur : 5,4 %

Québécois gagnant un revenu inférieur ou moyen inférieur : 7,4 %*

Québécois n’ayant donné aucune information à ce sujet : 8,4 %*

LES INSTRUITS

« Le jeu pathologique, ce n’est pas une question d’intelligence. Lors de mes interventions de crise, j’ai vu des hommes brillants, des étudiants de 20, 21 ans. J’ai aussi vu un mathématicien qui était convaincu de percer le mystère de l’appareil. Au casino. Quelqu’un qui contrôle tout dans sa vie n’accepte pas de se buter à une machine qu’il ne peut pas contrôler. Ça devient presque une obsession. »

— Louis-Philippe Bertrand, coordonnateur du programme de jeu à la Maison Jean-Lapointe

28 %

Chez les joueurs morts par suicide, proportion qui avaient un niveau d’éducation supérieure (contre 19 % chez les non-joueurs morts par suicide)

Selon le niveau de scolarité, quelle proportion de joueurs a joué aux ALV dans la dernière année ?

Québécois n’ayant pas terminé leurs études secondaires : 9,5 %*

Québécois les ayant terminées ou rendus au niveau collégial : 6,7 %

Québécois ayant entrepris ou terminé des études universitaires : 3,9 %

SANTÉ MENTALE

« Les joueurs qui se suicident ont aussi d’autres problèmes de santé mentale ; ce n’est pas seulement le jeu qui les a conduits au suicide. Souvent, le jeu représente pour eux une évasion. Mais chez certains, il est possible que ce soit les problèmes de jeu qui entraînent l’apparition des autres problèmes. »

— Monique Séguin, chercheuse au groupe sur le suicide de l’Université McGill et professeure à l’Université du Québec en Outaouais

68 %

Proportion des joueurs morts par suicide qui avaient au moins un autre trouble en plus de leur problème de dépendance

56 %

Proportion des joueurs morts par suicide qui avaient un trouble de la personnalité (contre 49 % des non-joueurs)

2 %

Proportion des joueurs morts par suicide qui avaient utilisé des services de psychothérapie (contre 12 % des non-joueurs)

LES COMMUNAUTÉS CULTURELLES

« Les gens de certaines communautés viennent moins en thérapie. Dans leur milieu, le jeu est très tabou. Mais lors de nos interventions de crise au casino, c’est très multiculturel. On voit des Asiatiques, des Arabes, des Français, des Anglais. »

— Louis-Philippe Bertrand, Maison Jean-Lapointe

LA FAMILLE

Quand une personne est obsédée par le jeu, des familles entières explosent ou se retrouvent à la rue, et des enfants sont négligés.

« L’entourage qui consulte a un sentiment de trahison énorme. Tu te réveilles et tu réalises que tu ne connais pas la personne avec qui tu vis. Des femmes disent : j’aurais mieux aimé qu’il me trompe… »

— Michelle Morin, psychoéducatrice et responsable du programme de jeu et de cyberdépendance au Centre de réadaptation en dépendance de Montréal

« Ma fille étudie pour devenir infirmière. C’est une fille exemplaire. Mais elle s’est fait tirer des œufs, elle a reçu des lettres anonymes de gens qui lui disaient que sa mère était une “crosseuse” et que son fils serait sûrement un “crosseur” plus tard. »

— Roxanne, une joueuse pathologique qui a fraudé son entourage

Selon le statut matrimonial, quelle proportion des joueurs ont joué aux ALV dans la dernière année ?

Québécois mariés ou en union libre : 4,6 %

Québécois veufs, séparés ou divorcés : 5,1 %

Québécois célibataires, jamais mariés : 11,4 %*

LES CRIMES

Environ XX % (À VENIR) des joueurs pathologiques volent ou fraudent pour jouer, selon le Centre québécois d’excellence pour la prévention et le traitement du jeu.

La trésorière d’un syndicat du milieu de la santé a été condamnée à la prison la semaine dernière, pour avoir vidé le compte de l’organisme afin de jouer le tout – soit près de 0,7 million de dollars – au casino. Sa fraude a tellement secoué le président du syndicat qu’il s’est retrouvé en congé de maladie.

Voici d’autres exemples tirés de jugements des dernières années :

• Une infirmière auxiliaire a obtenu un prêt d’une patiente âgée et a en plus volé les chèques en blanc de cette dernière pour la frauder.

• Un technicien en vérification fiscale au ministère du Revenu a faussement déclaré à un contribuable qu’il devait une somme importante au ministère du Revenu, et l’a accaparée pour jouer.

• Un courtier d’assurance en dommages « obsédé par les jeux de poker vidéo » s’est approprié les primes d’assurances versées par trois clients différents.

« Plusieurs fraudent, mais certains n’ont même pas besoin de le faire. Un monsieur immigrant qui gagnait 37 000 $ par an comme mécanicien a réussi à recevoir 15 cartes de crédit. Mais comment est-ce possible ? »

— Michelle Morin, psychoéducatrice et responsable du programme de jeu et de cyberdépendance au Centre de réadaptation en dépendance de Montréal

Source des données sur les joueurs en général :

Enquête sur les habitudes de jeu au Québec (ENHJEU-QUÉBEC), 2012, Université Concordia et Université de Montréal (sondage fait auprès de 23 000 joueurs)

Note : Les données suivies d’un astérisque (*) sont à interpréter avec prudence, parce qu’il y a peu de gens dans les échantillons en question. Il est donc possible qu’ils ne soient pas représentatifs des catégories de population correspondantes.

Source des données sur les joueurs et les non-joueurs morts par suicide au Québec : 

« Suicide and gambling : psychopathology and treatment-seeking », Psychol Addict Behav, 2010.

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L’âge d’or des machines

Jeudi soir de fin de mois au bar Royal Palace de Laval. De la vingtaine de joueurs sur place, les deux tiers ont les cheveux blancs. La moyenne d’âge est très élevée dans ce minicasino du boulevard des Laurentides. « Normalement, dit Lise, 75 ans, il y a bien plus de monde : les chèques de pension viennent de rentrer ! »

Lise joue « aux machines » depuis l’ouverture du casino de Montréal, en 1993. « Une fois, avec mon mari, on est sortis de là avec 5000 $ ! » La dame joue maintenant au Royal Palace, situé bien plus près de chez elle. Le bar, aux allures de casino de pacotille, sert très peu d’alcool. Les activités y sont centrées exclusivement sur le jeu, avec 35 appareils de loterie vidéo (ALV) dispersés dans plusieurs salles.

« Mon mari est atteint de démence, je viens ici une fois par semaine pour me changer les idées. » Elle l’admet sans peine : « J’en ai perdu, de l’argent, là-dedans. Quand je perds 80, 100 $… de la belle argent… je me punis. J’arrête de venir. »

DES AÎNÉS VULNÉRABLES

Le jeu problématique touche beaucoup plus de gens âgés qu’avant, témoigne Michelle Morin, psychoéducatrice et responsable du programme adulte, jeu pathologique, au Centre de réadaptation en dépendance de Montréal (CRDM). Elle évoque le cas d’un homme de 90 ans dont les enfants se sont adressés au centre pour supplier qu’on aide leur père.

En 2015, une demande d’aide sur trois au CRDM a été faite par un joueur âgé de 55 ans et plus. Et ces joueurs sont, à 80 %, des femmes, précise Mme Morin.

« J’ai une nouvelle cliente de 78 ans, qui n’avait pas payé son loyer depuis cinq mois. J’ai vu des gens paralysés parce qu’ils n’avaient plus d’argent pour acheter leurs pilules contre la haute pression. J’ai vu une petite madame de 75 ans mettre son manteau et ses bottes par-dessus sa jaquette et rentrer chez elle à 3 h du matin », énumère-t-elle.

« On suit une fonctionnaire fédérale de 68 ans qui n’a pas d’enfant et cherche à fuir la solitude. Elle a flambé presque 800 000 $ dans les machines : tous ses REER, ses placements y sont passés. »

— Michelle Morin, psychoéducatrice et responsable du programme adulte, jeu pathologique, au Centre de réadaptation en dépendance de Montréal

D’autres basculent à la retraite. « Si tu as un problème de jeu, c’est important de régler ça avant d’arrêter de travailler. Tu dois te donner un projet, te trouver une passion, sinon, le jeu va prendre toute la place. » Les gens qui souffrent de la maladie de Parkinson sont particulièrement à risque, prévient-elle, car des médicaments prescrits pour soulager leurs symptômes augmentent les compulsions.

Des études montrent que près de 14 % des personnes de plus de 71 ans souffrent déjà d’une forme de démence – une proportion qui croît avec l’âge –, ce qui les rend plus sujettes aux mauvaises décisions. En Colombie-Britannique, Tom Lippa a dénoncé cette année le fait qu’un casino local avait laissé sa mère jouer jusqu’à l’âge de 91 ans. Elle avait réhypothéqué sa maison à l’âge de 85 ans. Lorsqu’il s’en est rendu compte, la vieille dame souffrait déjà de démence.

LE CASINO COMME REFUGE

Au Québec, on rencontre ces joueurs âgés un peu partout dans les bars où sont dispersés les ALV. Au Sheva’s Bar Billard, à Repentigny, l’un d’eux tente de « se refaire » après une soirée coûteuse, trois jours plus tôt. Il est persuadé que la machine peut percevoir ses bonnes dispositions à gagner. « C’est une question de biométrie, explique-t-il. Faut être dans le mood. Quand t’es trop fatigué, ça ne sert à rien, la machine le sent. »

Mais c’est au casino que ces joueurs âgés se retrouvent en plus forte proportion. Des autobus viennent les chercher pour les y amener : les personnes âgées ne se méfient pas, souligne Monique Séguin, qui a créé un programme de repérage des conduites suicidaires au casino.

« Pour les gens, c’est un endroit sécuritaire où il ne peut rien leur arriver. »

— Monique Séguin, chercheuse à l’Institut Douglas

Louise, rencontrée au casino, traîne toujours sa bouteille d’eau récoltée par une amie à Fatima, au Portugal. « C’est mon porte-bonheur », dit-elle en la récupérant au fond de son sac. Elle en verse quelques gouttes sur « sa machine chanceuse », avec laquelle elle a gagné 2000 $ au début d’août.

Gérard, 84 ans, vient jouer au casino depuis que sa femme est morte, il y a trois ans. Aujourd’hui, il a joué 100 $. « Mais il y a du monde qui joue fort : il y a bien des chèques de pension qui se jouent ici ! »

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Comment aider les joueurs ?

« Ton corps a des limites qui t’empêchent de prendre trop de drogue, mais avec le jeu, il n’y en a pas. Tu peux t’enfoncer bien plus vite. Et te cacher beaucoup plus longtemps… »

La directrice générale de la réhabilitation à la Maison Jean Lapointe, Geneviève Lefebvre, se désole de voir autant de joueurs toucher le fond, alors que bien des maux seraient évitables : « L’aide est totalement gratuite ; il n’y a aucune raison de ne pas venir en chercher ! »

En plus de trouver des solutions à leur endettement, les joueurs doivent apprendre à se connaître, à se pardonner et à gérer leur impulsivité. Et aussi à corriger leurs pensées erronées, qui leur font croire très fort qu’ils peuvent contrôler leurs machines fétiches.

« N’importe quel humain pourrait être victime de ces illusions, sauf ceux qui ont une solide formation scientifique », estime le psychologue Jean Leblond, qui a témoigné en ce sens lors d’un recours collectif (voir détails plus loin).

Voici comment on reprogramme les joueurs.

1. RÉDUIRE LES DÉGÂTS

Premier pas : les empêcher de jouer ce qu’ils ne peuvent pas se permettre de perdre. Puisqu’ils ne sont pas tous prêts à tout arrêter, les intervenants leur font couper leurs cartes de crédit, limiter leurs retraits aux guichets à 20 $ et déposer leur paie chez un proche, qui s’occupera de régler leur loyer et leur épicerie.

Pour l’entourage aussi, l’aide est gratuite. « On parle des outils pour se protéger et éviter que tout y passe et des façons d’aborder le joueur sans maladresse », expose Mme Lefebvre.

2. EN FINIR AVEC LE JEU

À la Maison Jean Lapointe, on prône l’abstinence totale. « Ça suppose un suivi très intensif, parce que retirer le jeu crée un immense vide, précise le coordonnateur Louis-Philippe Bertrand. Quand les gens ne peuvent plus calmer leurs tensions internes devant une machine, les choses remontent et ils sont incapables de les gérer. »

« Ça fait 21 ans que je vois des joueurs et je n’en ai jamais vu qui étaient capables de jouer de façon modérée. J’en connais plein qui se sont suicidés en y retournant », renchérit Robert W., porte-parole des Gamblers anonymes.

3. GÉRER LES CRISES

Deux à trois fois par mois, une équipe de la Maison Jean Lapointe est appelée à la rescousse par les agents de sécurité du Casino de Montréal. « J’ai vu des gens en train de pleurer par terre, d’autres qui s’étaient évanouis ou qui n’avaient pas quitté leur appareil depuis 36 h, hypnotisés », raconte M. Bertrand.

L’intervenant voit peu de joueurs en crise suicidaire, puisque les employés du Casino les confient en général directement aux ambulanciers. Plusieurs joueurs démolis doivent par contre être gardés une nuit ou deux à la Maison Jean Lapointe, le temps de se stabiliser. L’avantage : dans ces moments de vulnérabilité immense, les gens sont plus réceptifs aux mains tendues.

4. DONNER DES MÉDICAMENTS

Les scientifiques ont découvert que le cerveau des joueurs pathologiques ressemble beaucoup à celui des accros aux drogues chimiques. Et que le jeu et la drogue activent de façon similaire une zone appelée « circuit de récompense », liée à la recherche de satisfaction.

Le cerveau des accros était peut-être, au départ, plus fragile que celui des sujets sains. Mais il est aussi possible qu’il ait été graduellement déréglé par leur mauvaise habitude.

Certaines situations causent en effet un afflux de dopamine, qui accentue démesurément le désir de récompense et son anticipation. En excès, la dopamine finirait par affaiblir des connexions vitales pour la prise de décision – rendant ainsi le jeu de plus en plus irrésistible. C’est pourquoi les chercheurs commencent à vérifier l’utilité de médicaments capables d’agir directement sur les neurones des joueurs. Mais leur exploration ne fait que débuter.

EN CHIFFRES

500

Nombre moyen de joueurs pathologiques traités chaque année à la Maison Jean Lapointe

350

Nombre moyen de joueurs pathologiques traités chaque année au Centre de réadaptation en dépendance de Montréal

80 %

Proportion de joueurs qui consultent au sujet des ALV

POUR OBTENIR DE L’AIDE GRATUITEMENT, AU PUBLIC OU AU PRIVÉ

JEU : AIDE ET RÉFÉRENCE

514 527-0140

1 800 461-0140

1 866 SOS-JEUX

LA MAISON JEAN LAPOINTE

514 288-2611 (de 8 h 30 à 18 h 30)

CENTRE DE RÉADAPTATION EN DÉPENDANCE DE MONTRÉAL

514 385-1232

GAMBLERS ANONYMES

Vous trouverez de l’information sur l’association sur le site du Centre l’Étape du bassin de Maskinongé.

« Contrôler » le hasard

Raccourcis et associations

Depuis la nuit des temps, le cerveau est à l’affût d’indices lui permettant d’utiliser des raccourcis pour agir sans trop d’attention. L’humain est programmé pour chercher des cycles et des relations entre les événements. Son but : contrôler les événements futurs et reproduire les comportements jadis récompensés.

Le danger, pour les joueurs, c’est que le hasard est indépendant de tout. Lorsqu’il est en cause, nos processus naturels d’adaptation sont donc mésadaptés et nuisibles, car ils font percevoir des liens illusoires.

Or, dit M. Leblond, les concepteurs font tout pour favoriser la perception de cycles ou de récompenses là où il n’y en a pas, ce qui conduit les joueurs à mal interpréter la situation.

« Contrôler » le hasard

Étincelle fatidique

Puisque des millions de parties d’ALV se jouent dans la province, des joueurs bénéficient tôt ou tard de hasards en apparence impossibles – gain important ou longue série de gains. Leur attention, jusque-là en veilleuse, est aussitôt captée puissamment. Plusieurs n’arrivent pas à croire qu’une telle coïncidence soit possible et cherchent une explication logique. C’est l’étincelle qui fait naître l’illusion de contrôle.

Ces joueurs s’activent alors à détecter le « truc » qui leur permettrait de reproduire leur gain exceptionnel. Plus besoin de gagner le gros lot, ils se sentent récompensés par la simple impression d’être en train de découvrir des informations critiques. Loin de les faire décrocher, leurs échecs ne les font que se concentrer encore plus fort sur l’appareil.

« Contrôler » le hasard

Problème d’éthique

Pour les intervenants, Loto-Québec accentue les distorsions mentales des joueurs. « Ils publient les statistiques des numéros gagnants les plus fréquents à la 6/49 ; les joueurs pensent augmenter leurs chances en les analysant », illustre Geneviève Lefebvre.

À la télé, des publicités de la société d’État montrent par ailleurs une femme céder sa place assise à une autre – qui reçoit aussitôt une fiente d’oiseau – et un homme dont le chapeau atterrit miraculeusement sur une patère. La scène suivante les montre en train de se dépêcher d’acheter un billet de loterie.

« Avec ça, on joue carrément dans les pensées erronées des joueurs. Est-ce bien légal ? s’interroge Michelle Morin, qui traite les joueurs depuis 15 ans. On y va un peu trop fort au Québec. »

Source : Adapté du rapport d'expert du psychologue Jean Leblond qui a été déposé lors du recours collectif des joueurs pathologiques contre Loto-Québec.

« Contrôler » le hasard

RAISON EN VEILLEUSE

Au départ, les joueurs misent sur les ALV pour se distraire, rapidement, dans le noir et le bruit, parfois en buvant de l’alcool. Trop souvent, ils ne comprennent pas du tout les lois contre-intuitives du hasard.

Bref, ils ne se trouvent pas dans un état propice à exercer leur pensée rationnelle. Fruit de l’éducation et de la réflexion, celle-ci n’est pas spontanée, car elle demande un effort, et le cerveau préfère gérer ses ressources économiquement.

Et Loto-Québec s’assure de ne pas trop l’activer, dénonce le psychologue Jean Leblond, puisque la société d’État clame que la maladie du jeu est rare et touche des gens déjà fragiles, suscitant ainsi un faux sentiment d’immunité.

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