Sentinelles
La vie
L’itinérance n'est pas une invention chrétienne, ni musulmane, ni préhistorique. Elle est la cave dans la maison, le bout d’os sous le charcoal. J’ai vu de belles personnes sombrer jusqu’à se noyer. Bon. Marcher clopin-clopant n'est pas un jeu d’enfant. Il vient de haut en monnaie, gambling, looping sans frein d’arrêt. L’itinérance est une réalité drôlement banalisée, comme les kamikazes, pour Dieu sait quoi. L’itinérance c’est perdre sa famille, c’est soi-même la mettre de côté. L’itinérance c’est oublier d’exister, de se souvenir des beaux moments de l’enfance. Mettre son pied l’un devant l’autre sans savoir si l’autre suivra. Parce que le doute est toujours là, qui ou quoi nous a mis au monde ? Et chaque monde, le mien, sourd, muet, aveugle, va selon ce qu’ils (elles) peuvent. Être itinérant n’est point l’absence de vivre, c'est l’égarement. Subsaharien évitant les oasis, si prêtes à nous dépanner. L’itinérant est un être perdu assez longtemps parce que son SOS s’est perdu dans la tempête.
— Mario Le Couffe, juin 2007, tiré de Sentinelles I, p. 95
Ruelle
Sur le béton le carton palpite,
L’encre suinte des journaux.
Un plaisir de ruelle
Injecte dans la routine
Une euphorie de cul-de-sac.
Les désirs figent
Dans la douleur d’un instant éternel,
Le fixe.
L’allégresse maussade du camé frôle
Le dédain hilare du badaud...
— Josée Cardinal, participante à la distribution de L’Itinéraire, juin 2015, tiré du recueil Sentinelles I, p. 154
Mort psychique
L’eau de mon bain refroidissait tranquillement.
Je n’osais pas bouger et je restais là à flotter dans cet espace plutôt sombre.
La forêt qui entourait la maison me semblait plus dense.
Et la noirceur de mon cerveau avait des allures de dissociation.
J’étais là sans y être.
J’étais encore sous le choc des coups portés à ma tête.
Il avait dépassé les limites de l’insupportable.
Et je m’étais moi-même enfermée dans ce portique intérieur.
Incapable d’avancer ou de reculer, j’étais cloîtrée dans cette prison mentale.
J’avais perdu toute capacité de penser.
J’étais là sans y être.
L’âme déchirée par l’échec me laissait à penser que rien ne pouvait plus me sauver.
La folie, ma colocataire était revenue me rencontrer.
La mort psychique m’avait gagnée.
En plongeant ma tête sous l’eau, j’écoutais mon cœur battre sans émotion.
Puis le silence fut et la souffrance s’éteignit.
Je n’y étais plus.
— Jo Redwitch, camelot, avril 2016, tiré du recueil Sentinelles I, p. 197
Parti avec la pluie
Il pleuvait quand mon ami Lucien est parti. En plein après-midi, à 14 h, le 25 septembre. Lucien, mon ami, souffrait dans son corps et dans sa tête. Comme une bête blessée, il est venu mourir chez moi en confiance. Il venait d’avoir 51 ans et était camelot au métro Mont-Royal depuis 11 ans. Son dur vécu l’a battu à mort. Lucien avait mal, le cancer de l’âme depuis l’enfance. Avant de mourir, il m’a tenu la main et m’a dit : « Tu es une grande dame et je t’aime. » Sous ses allures de guerrier, Lucien était un hypersensible. En écrivant ces lignes, je suis sous le choc. Je ne suis pas capable de pleurer parce que mon amour d’amitié est encore trop présent en moi. Quand il est parti, Lucien m’a transmis sa force. J’ai senti une délivrance pour lui et pour moi. La douleur est une énergie libératrice. Mes jambes vibraient, et soudainement, je me suis sentie plus calme, apaisée. Mon plus grand désir est que Lucien trouve enfin la paix et qu’il devienne mon ange gardien pour toujours. Je t’adore Lucien !
— France Lapointe, camelot, novembre 2005, tiré du recueil Sentinelles I, p. 92