Covid-19

Le professeur Raoult sans masque

Contrairement à ce qu’il avait prédit, la seconde vague de Covid est bel et bien là. Celui qui mêle intuitions géniales et arrogance scientifique nous a reçus.

La seconde vague à laquelle il ne croyait pas a l’ampleur d’une grande marée. Mais au quatrième étage de son antre de la fondation institut hospitalo-universtaire (IHU) Méditerranée infection, le professeur Didier Raoult reste insubmersible.

Il nous reçoit avec une sérénité nonchalante, indifférent à ses échecs comme aux accusations. Didier Raoult connaît ses fragilités même s’il se dit à l’abri de « l’hubris », le péché d’orgueil des anciens Grecs. Juste en dessous de la locution latine est branché le mini-réfrigérateur qui renferme son casse-croûte et un Opinel. Philosophe, certes, mais pratique… Deux méthodes pour affronter la vie. Et la science.

L’entretien peut commencer à visage découvert, dans son bureau climatisé car, contrairement aux prescriptions gouvernementales, personne ne porte le masque dans les bureaux de la fondation. « La transmission du virus est avant tout manuportée », affirme Didier Raoult, envers et contre tous. Alors on se désinfecte les mains. Toutes les vingt minutes.

Publications frénétiques

Un an avant la crise du Covid, Didier Raoult pouvait afficher un bilan indiscutable : 40 % des 2500 microbes décryptés, 38 brevets déposés, 9 virus géants découverts, 5634 bactéries stockées… Il revendique une publication tous les quatre jours dans des revues scientifiques plus ou moins prestigieuses. De ces maladies infectieuses qui font 17 millions de morts par an dans le monde, il était le spécialiste français indétrônable et avait obtenu ce dont tout médecin-chercheur rêve : la réunion dans un même pôle multidisciplinaire de laboratoires, de bureaux d’études, d’unités de soins. « Si on m’a confié l’IHU, s’impatiente-t-il, avec le plus gros budget jamais donné dans la recherche, c’est pour le projet scientifique et pour le leadership. Il faut une grande robustesse. » Au nom de quoi, ce rebelle dans l’âme peut se déclarer « totalement dans le système ».

L’IHU a bénéficié d’une subvention de plus de 72 millions d’euros pour sa création et affiche un bénéfice annuel de 11 millions. Aucune institution n’a pesé aussi lourd dans la lutte contre les microbes. Son statut de fondation permet d’associer les contributions des collectivités, des partenaires institutionnels, mais aussi d’entreprises privées ou d’industries pharmaceutiques. C’est aussi un incubateur de start-up. En contrepartie, ces jeunes entreprises réservent 5 % de leur capital à l’IHU. S’il investit, dit-il, « c’est que c’est sérieux ». Avant d’ajouter, amusé : « Il est possible que ça me rapporte de l’argent un jour. » La valorisation de ces activités fait gagner 500 000 euros par an à l’institut.

Il y a longtemps que Didier Raoult est connu de ses pairs. Le bilan pharaonique qu’il déploie lui a valu d’entrer sur la liste des « Highly Cited Researchers », le classement des 1 % de scientifiques les plus cités du monde. Ce que la France entière ignorait… jusqu’à ce qu’une épidémie venue de Chine lui fasse franchir le Rubicon de la célébrité. Enfin, il allait pouvoir mener une guerre sur son terrain. Six mois après, comment oublier les affirmations auxquelles tant de Français avaient eu envie de croire ? Le Covid ? une grippette. Sa dangerosité ? accessoire. La méthode pour le combattre ? l’hydroxychloroquine, ce nom imprononçable sur toutes les lèvres. La preuve ? L’épidémie était jugulée à Marseille.

L’hydroxychloroquine, contre vents et marées

Sur la Canebière, il reste un héros quoi qu’il fasse. Des fans se sont fait tatouer son portrait, il a même son santon dans la crèche de Noël. Et, consécration suprême, le rap lui rend hommage dans l’album du collectif 13 Organisé : « A Marseille, ça vend du shit et de la chloroquine… » Tant de patients chantent encore ses louanges.

Sabrina Agresti, productrice de documentaires et épouse du doyen de la faculté de droit d’Aix-Marseille, en fait partie. Quand elle est tombée malade, « les autorités disaient de rester à la maison et de prendre du Doliprane. Je pensais que j’allais mourir et contaminer mes enfants. Mais à l’IHU, on s’est occupé de moi, ils m’ont fait un scanner et un électrocardiogramme. Ils m’ont proposé le protocole avec le Plaquénil et m’ont hospitalisée. Au bout de deux semaines, j’étais négative. » Sabrina Agresti livre le secret de sa guérison à Brigitte Macron avec qui elle s’entretient régulièrement.

Ainsi le président est-il venu découvrir une fondation qui rayonne partout dans le monde, sauf à Paris. Didier Raoult a l’habitude. « Ils m’ont tous remis une médaille, dit-il en désignant une série de photos avec les chefs d’État. Sauf le dernier… ça viendra peut-être. »

Côté roche tarpéienne, on trouve la Société de pathologie infectieuse, qui porte plainte pour manquement au devoir de confraternité et utilisation de traitements non validés. Cette semaine, Didier Raoult a reçu un courrier recommandé du conseil départemental de l’Ordre des médecins lui signifiant que la plainte serait transmise à la chambre disciplinaire. Cette décision rarissime, et inenvisageable il y a deux mois, peut aboutir à une radiation.

Malgré cela, il n’est pas près d’abandonner l’hydroxychloroquine. Chaque jour, à l’IHU, des confrères de la France entière téléphonent afin d’obtenir des précisions sur le traitement non autorisé. Quoi qu’en pensent l’OMS et l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), à l’institut, les cas « sans gravité » sont toujours traités comme au printemps : scanner pour vérifier l’atteinte pulmonaire, électrocardiogramme pour s’assurer de la résistance du cœur, puis prescription de comprimés de Plaquénil (le nom de l’hydroxychloroquine produite par Sanofi) associé à l’antibiotique azithromycine et à du zinc qui facilite l’absorption. Selon Didier Raoult « ça marche » et ça permet de diminuer le nombre de cas graves. « L’alternative, dit-il, c’est du remdesivir en intraveineuse qui file des complications rénales. Entre les deux, qu’est-ce que vous choisissez ? »

Solidarity, l’étude de l’Organisation mondiale de la santé portant sur plus de 30 pays et 400 hôpitaux, a conclu qu’il n’y avait aucun bénéfice à utiliser son hydroxychloroquine, a porté les mêmes conclusions sur la molécule américaine du laboratoire Gilead, cette grande rivale contre laquelle Raoult n’a cessé de batailler. Et pourtant, l’agence américaine du médicament n’a pas hésité à valider le très onéreux remdesivir dont l’Europe a commandé 500 000 doses début octobre.

Cet automne, sur les 7730 patients des hôpitaux marseillais et de l’IHU déclarés positifs, 1262 ont été traités en hospitalisation de jour avec cette hydroxychloroquine que l’ANSM ne valide pas. Raoult se fiche de l’avis des autorités sanitaires comme de sa première Swatch. Et même, il les défie. Ce qui lui vaut un autre démêlé avec la justice : la plainte déposée pour utilisation de traitement non validé, à laquelle il oppose déjà sa liberté de prescrire et son serment d’Hippocrate. L’institut contourne la réglementation en assumant de délivrer en ambulatoire des prescriptions réservées aux essais cliniques en hospitalisation.

À l’IHU, les cas les plus sérieux sont hospitalisés dans une des trois unités de 25 lits, entièrement consacrées au Covid. On leur administre alors « l’ensemble thérapeutique » comprenant le Plaquénil, l’azithromycine, des anti-coagulants, puis l’oxygénothérapie et des corticoïdes, nous explique un médecin. C’est-à-dire, en plus de la potion Raoult, le cocktail adopté dans toute la France. C’est le meilleur moyen, selon les équipes en place, d’éviter l’évolution de la maladie et d’épargner des lits dans les services de réanimation à la Timone et à la Conception, les hôpitaux voisins. Car il n’y a pas de service de réanimation à l’IHU, ce qui explique le faible taux de mortalité.

Le professeur Philippe Parola, chef du service des maladies infectieuses de l’institut, fait écho au professeur Raoult : « L’hydroxychloroquine et l’azithromycine permettent de diminuer l’effet contagieux, de limiter la « tempête immunologique », puis d’agir sur la thrombose pulmonaire. Nous soignons, les gens viennent pour cela, et le reste n’est pas notre problème. »

Au 21 octobre, Santé publique France dénombre, pour une population similaire, 181 patients en réanimation Covid à Paris pour 180 dans les Bouches-du-Rhône. Alors, y a-t-il un effet Raoult ?

L’erreur serait de limiter son apport à la seule hydroxychloroquine. Il affirme depuis le début que la bataille sera aussi gagnée par les tests et par l’isolement qui devrait suivre. Du 1er septembre au 22 octobre, 110 767 tests ont été réalisés à Marseille grâce à l’IHU. C’est unique. Cette capacité à diagnostiquer massivement en un temps record constitue une victoire pour Raoult.

Les prélèvements d’urgence se déroulent sous les yeux de tous dans une tente hermétique de la start-up Pocramé. Les praticiens sont enfermés sous atmosphère filtrée devant un laboratoire mobile. Le laborantin plonge ses bras dans des gants de plastique fixes et gratte les sinus sans avoir à sortir de sa bulle. Le résultat est disponible en vingt minutes. La start-up, lancée à l’institut en partenariat avec Didier Raoult, affiche un chiffre d’affaires de 1 million d’euros. L’IHU possède deux de ces laboratoires mobiles, les marins-pompiers de Marseille en ont deux également, et la région Sud en a commandé pour une dizaine d’hôpitaux. L’innovation coûte 20 000 euros. L’Espagne en voudrait 200. Mais aucune commande dans le reste de l’Hexagone. Philippe Douste-Blazy, ex-ministre de la Santé et membre du conseil d’administration de l’IHU, n’en revient pas : « Un résultat en vingt minutes ! Mais qu’est-ce qu’on attend pour en installer partout ? »

Exigeant

Au nom de l’excellence, Raoult exige l’engagement total, à tous les étages, dans tous les services. Fatigués mais motivés, infirmières et médecins, exclusivement salariés de l’Assistance publique-hôpitaux de Marseille, ont le sentiment de ne vivre que pour le virus. Comme Raoult. A 68 ans, l’homme qui aurait déjà eu deux incidents cardiaques a réduit ses journées de travail à… dix heures. « J’ai une vie de famille, mais je n’ai pas de vie sociale », avertit-il. Tout a un prix. Un ancien salarié affirme avoir été témoin d’une ambiance toxique. « Des pratiques destructrices, dit-il. Des étudiants sortent en pleurant de son bureau, d’autres falsifient leurs résultats pour obtenir ses bonnes grâces. »

« Quand vous êtes chez Raoult, vous savez que c’est 24 heures sur 24. Il a un mépris complet pour ceux qui ne travaillent pas, quitte à les humilier. »

— Renaud Muselier, médecin et président de la région Sud

Membre du conseil d’administration de l’institut, Muselier ne soutient pas seulement Raoult contre vents et marées parce qu’il a soigné sa mère de 95 ans. Il connaît le virologue depuis la faculté de médecine. Didier Raoult aime pousser ses interlocuteurs dans leurs retranchements. Il attend de la « créativité », dit-il. « Un bon chercheur doit savoir être un enfant enthousiaste et un sportif de haut niveau. Il y a des gens créatifs qui n’arrivent pas à faire l’effort de la compétition. On ne sait jamais ce dont on est capable tant qu’on n’est pas mis à l’épreuve. » Ici, c’est Jeux olympiques toute l’année, et on ne gagne pas de médailles, juste des parutions dans des revues scientifiques. Moyennant quoi un groupe de chercheurs l’a accusé de régner en tyran.

Les conditions dans lesquelles certains chercheurs étrangers auraient fait le déplacement jusqu’à Marseille avec des échantillons sont aussi pointées du doigt. Une étudiante algérienne a témoigné en avril 2018, par écrit, avoir accepté une proposition de recherche sur une bactérie. Alors que le transport de matières biologiques toxiques suppose un cadre strict, elle est arrivée avec ses échantillons. En langage de douaniers, cela équivaudrait à « faire la mule », délit passible d’une sanction pénale. Autant d’évocations qui laissent Didier Raoult de marbre : « Aucune erreur ne nous est permise… », lâche-t-il. Il préfère aller vers ceux qui privilégient l’enthousiasme. Comme les Africains… « On se comprend mieux. »

Peut-être parce qu’il est né à Dakar. Sur l’autre rive de la Méditerranée, l’IHU a créé deux unités partenaires, à Dakar et à Alger. En 2015, Raoult a mis en place au Sénégal des laboratoires de brousse pour effectuer des prélèvements de sang ou de salive dans des villages isolés. Cheikh Sokhna, doctorant en maladies tropicales, s’estime « chanceux ». S’il reconnaît avoir « la pression » à l’institut, il se félicite d’avoir pris « la tête du classement des scientifiques au Sénégal ». Grâce à Raoult.

On a pu croire cet ex- « mauvais garnement », rivalisant avec ses aînés depuis sa jeunesse, rentré dans le rang. En fait, sous les diplômes et l’honorabilité continue à se cacher un provocateur. « L’estime de sa généalogie rend complexe l’estime de soi », avoue-t-il dans une rare confidence. Père médecin militaire, arrière-grand-père médecin hygiéniste chef de service de l’hôpital des contagieux de la porte d’Aubervilliers de Paris, il est, après le bac littéraire, marin, garçon de café, colporteur. Deux ans d’errements rebelles, d’où il est revenu « la tête basse » pour commencer des études de médecine. Aujourd’hui, il s’exclame fièrement : « Je suis la quatrième génération d’officiers de la Légion d’honneur. » Cet orgueil qu’il redoute tant le conduit à n’obéir qu’à ses propres règles. Comme les champions, il fait la course contre lui-même.

Et de se vanter : « J’ai été le plus jeune président d’université à 42 ans, je suis le professeur le plus ancien avec le grade le plus élevé dans tout le pays… Je regrette simplement que les gens ne m’écoutent pas. » On ne lui rappellera pas que Fabrice Lorente a été élu président de l’université de Perpignan à 35 ans.

Didier Raoult ne regarde pas en arrière. Ni à côté. En ce moment, il scrute le coronavirus qui met le monde occidental à genoux, prétend être le seul en France à en séquencer les génomes, ce qui lui permet d’affirmer qu’il y a eu plusieurs variants depuis l’hiver dernier. « Le premier est venu d’Afrique du Nord, en juillet. Le deuxième, du Royaume-Uni. C’est 75 % de nos cas depuis août. » Un médecin, admiratif, qui collabore depuis dix ans à l’IHU, confie sous le sceau de l’anonymat :

« Je pense qu’il n’y a pas d’effet de l’hydroxychloroquine. Pour s’en sortir, Didier Raoult évoque un variant résistant. »

Car le professeur ne veut jamais avoir tort. Il reste le seul maître à bord. Ceux qui ont des doutes se gardent de les afficher.

Héros pour les uns, statue à abattre pour les autres, voire imposteur, Didier Raoult n’aime le brillant que dans l’intelligence. Une voiture économique, un simple appartement en rez-de-chaussée du centre-ville, mais une épouse qui fut l’une des plus jeunes psychiatres de France. Et trois enfants, aujourd’hui maître de conférences en droit, psychiatre, et la fille d’une première union, médecin comme lui. Et si on a l’air de plaindre les « fils de », la réponse est cinglante : « Ce n’est compliqué que pour les ratés. » Avant de rappeler : « C’était un défi pour moi d’arriver au niveau de mon père. »

Au moment de nous raccompagner, il met son masque pour la première fois. Raoult est pressé. Une collection de 3000 bactéries l’attend. Faute d’avoir convaincu ses pairs et vaincu le Covid, l’homme qui refuse d’avoir tort passe à autre chose. L’Afrique toujours, comme Rimbaud. Et une nouvelle découverte pour faire trembler le monde : expliquer la résistance aux antibiotiques dans les pays en développement qui en utilisent le moins. Un paradoxe dont il aurait percé le secret : les pesticides. De quoi se faire de nouveaux ennemis. Son idéal pour exister.

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