Asie centrale et Afghanistan

Cohabiter avec un voisin turbulent

Les pays d’Asie centrale sont dans une position unique. Ces pays à la puissance modeste doivent composer, dans leur voisinage immédiat, avec le retour des talibans en Afghanistan et la menace grandissante des militants du groupe État islamique.

Les pays d’Asie centrale entretiennent une relation trouble avec leur voisin afghan et le retour au pouvoir des talibans vient compliquer davantage les relations politiques et économiques entre eux. Si le régime des talibans ne représentait pas une menace sérieuse pour ses voisins du Nord lorsqu’il était au pouvoir de 1995 à 2001, la présence du groupe État islamique au Khorasan (EI-K) change la donne.

La réponse des États centrasiatiques est aussi compliquée par la présence de nouveaux acteurs, dont la Chine, qui jouit désormais d’une présence militaire au Tadjikistan, un privilège qui a longtemps été réservé à la Russie. Si l’on qualifiait autrefois le ballet diplomatique dans la région de « grand jeu », il serait désormais plus approprié de parler de « joutes diplomatiques » dans lesquelles les petits États pourraient bien tirer leur épingle du jeu en prouvant leur importance stratégique.

La cassure soviétique

Bien que ces États soient voisins, 70 ans de soviétisme ont creusé un profond fossé social et politique entre l’Afghanistan et les pays d’Asie centrale que sont l’Ouzbékistan, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Turkménistan et le Tadjikistan (des cinq, les trois derniers partagent une frontière avec l’Afghanistan).

Ces sociétés à majorité musulmane sont fortement marquées par l’héritage séculier, voire hostile à la religion, qui demeure fortement sous le contrôle de l’État. Les partis politiques à caractère religieux sont interdits et malgré un certain renouveau religieux depuis les indépendances nationales, après l’effondrement de l’URSS, les Centrasiatiques sont peu sensibles aux idées extrémistes. En dépit de quelques rares épisodes de violence, la région demeure remarquablement stable, contrairement à son voisin afghan, en état de guerre civile quasi permanent.

Bien que souvent exagérée par les gouvernements centrasiatiques afin de justifier des pratiques autoritaires, la menace de l’extrémisme religieux revêt désormais une importance rehaussée avec la présence de l’EI-K aux portes de la région.

Alors que les talibans forment un mouvement dominé par les Pachtounes dont les ambitions politiques se limitent à l’Afghanistan, l’EI-K revendique pour sa part une identité islamique qui dépasse les identités ethniques et remet en question l’idée même d’État-nation.

Des quelque 2000 militants originaires d’Asie centrale qui avaient rejoint les rangs de l’État islamique en Irak et en Syrie, on sait que certains se sont aujourd’hui joints à l’EI-K.

La menace que représente cette organisation terroriste dépendra de son évolution en Afghanistan. Quel modèle prévaudra ? L’émirat national qui demeurera dans les limites géographiques de l’Afghanistan ou bien le califat, qui sous-entend une expansion outre-frontière ? Quoi qu’il en soit, deux acteurs de taille assurent la ligne de défense : la Russie et la Chine.

Une région sécurisée à l’importance renouvelée

Comme à l’époque soviétique, la frontière de 1357 km entre le Tadjikistan et l’Afghanistan revêt une grande importante stratégique. La Russie y stationne d’ailleurs une unité motorisée de 7000 soldats. C’est son contingent militaire hors territoire le plus imposant. Et en vertu des accords de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), une attaque contre le Tadjikistan donnerait lieu à une riposte immédiate de la Russie.

Obsédée par le maintien de la stabilité dans la région, la Chine vient pour sa part de construire une base militaire au Tadjikistan.

Sur le plan régional, plusieurs mini-sommets ont eu lieu parmi les organisations de sécurité régionales, dont l’OTSC et l’Organisation de coopération de Shanghai, mais aucune réponse coordonnée n’a encore été formulée. Ce qui n’a pas empêché les capitales de multiplier les rencontres bilatérales avec Kaboul.

De leur côté, préoccupés par le retour des talibans et la présence de l’EI-K, les États d’Asie centrale ont l’occasion de démontrer leur importance stratégique et de développer leur propre politique étrangère. Ils ont tous établi des liens diplomatiques avec l’Afghanistan, à l’exception du Tadjikistan qui, à cet égard, est plus proche des positions occidentales. Le président Emomali Rahmon, qui était récemment de passage en France, a ouvertement critiqué les talibans ; pour leur idéologie, mais aussi en raison du traitement réservé à la minorité tadjike d’Afghanistan, qui a été exclue du pouvoir même si elle représente 30 % de la population. Le Tadjikistan abrite aussi Ahmad Massoud, fils du commandant Massoud, un Tadjik d’Afghanistan qui fait figure d’opposition nationale en exil.

Les autres États de la région, dont le Kazakhstan, ont négocié des accords humanitaires avec les talibans. Le Kazakhstan joue aussi la carte de la neutralité en accueillant sur son territoire la Mission de l’ONU en Afghanistan, qui y a relocalisé temporairement ses bureaux et une centaine d’employés.

Pour les gouvernements d’Asie centrale, les relations bilatérales visent surtout à s’assurer de la coopération de Kaboul dans la lutte contre les groupes extrémistes, qui pourraient exporter leur combat vers le nord. Le pragmatisme l’emporte sur l’idéalisme. Comme l’exprimait récemment Dauren Abayev, haut responsable kazakh, « la prise de contrôle des talibans n’est pas le développement le plus souhaitable, mais si vous les comparez avec d’autres groupes, ce n’est pas le pire des scénarios ». Il reste à voir si le gouvernement des talibans aura la volonté et la capacité d’assurer une stabilité nationale.

Plus près qu’on pense

La fondation Aga Khan, dont le fondateur entretient des liens connus avec le premier ministre Justin Trudeau, est l’un des acteurs humanitaires les plus importants en Asie centrale, surtout au Tadjikistan et en Afghanistan en raison de la présence de nombreux ismaéliens, une branche très modérée de l’islam chiite. Les cinq pays d’Asie centrale sont aussi, à l’instar du Canada, membres de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), fondée à l’époque de la guerre froide pour faciliter le dialogue Est-Ouest.

Le Front national de résistance d’Afghanistan, un groupe d’opposition aux talibans dirigé par le fils du célèbre et défunt « commandant Massoud », Ahmad Massoud, un opposant d’origine tadjike aujourd’hui réfugié au Tadjikistan, dit vouloir faire de l’Afghanistan une fédération décentralisée à l’image du Canada. « L’Afghanistan est un État multiculturel, comme le Canada. [Votre pays] a toujours été l’un de nos exemples. Vous avez une coexistence pacifique entre les Québécois et le reste du pays », a dit fin août au National Post le porte-parole du Front, Ali Nazary.

Pour aller plus loin

Hélène Thibault suggère les sources d’informations suivantes :

• Novastan.org, un site d'actualités en français sur l’Asie centrale

• Le blogue Qishloq Ovozi du site de Radio Free Europe, pour des nouvelles sur l’Asie centrale à travers des articles d’analyse et des balados

• L’Institut français d’études sur l’Asie centrale

• « Asie centrale : la Terre du milieu », une série de quatre reportages sur France culture

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