Société

La charge mentale de la COVID-19

Nadia Ponce Morales le précise d’emblée : elle s’estime chanceuse, dans les circonstances. Elle a un toit, un frigo rempli, un employeur compréhensif. Elle entretient aussi une relation harmonieuse avec son ex-conjoint – le père de ses enfants.

N’empêche, quand elle s’accorde le droit de ventiler un peu (ça fait du bien !), ce qu’elle trouve particulièrement difficile depuis le début de la crise de la COVID-19, c’est la charge mentale. « Il y a beaucoup, beaucoup de choses dans ma tête », résume Nadia, coordonnatrice dans une université.

Le jour, elle est dans l’action : elle fait du télétravail et veille aux besoins de ses deux garçons de 7 et 10 ans.

Le soir, à l’heure où elle prend habituellement le temps de se reposer, elle nettoie une montagne de vaisselle et planifie les repas du lendemain. Puis, pour éviter que ses enfants passent leur journée devant les écrans, elle prévoit les travaux que ces derniers feront le lendemain en pigeant dans les ressources éducatives offertes en ligne. « C’est un peu comme si on nous donnait une table IKEA… sans les instructions », dit-elle en riant.

Les commissions représentent aussi tout un casse-tête d’organisation pour cette Montréalaise qui n’a pas de voiture. La peur de ramener le virus chez elle l’habite. Un de ses garçons est asthmatique. « J’aurais envie de le mettre dans une bulle pour le protéger », résume Nadia. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle a gardé ses enfants 100 % du temps les trois premières semaines de confinement. Le papa, qui fait désormais lui aussi du télétravail, les prend maintenant deux jours par semaine.

Et la nuit, Nadia Ponce Morales pense souvent à sa famille, qui vit au Mexique. « C’est ce qui m’empêche de dormir, le soir. Est-ce qu’ils vont être corrects ? »

Femmes et catastrophes

La charge mentale est cette charge cognitive associée au travail d’organisation, de planification et de gestion du quotidien du foyer. S’il existe plusieurs modèles différents, la charge mentale demeure surtout associée aux femmes. Et la crise actuelle ne risque pas d’améliorer la situation, selon les chercheurs consultés par La Presse. Au contraire.

« Malheureusement, ce qu’on observe, c’est un certain retour en arrière », constate Camille Robert, doctorante en psychologie qui s’intéresse au travail invisible des femmes.

Camille Robert a publié sur Twitter une vignette humoristique qui témoigne bien de l’augmentation de la charge mentale des femmes. On y énumère une liste de nouvelles tâches qui s’ajoutent en cette ère de pandémie : rester informé, désinfecter, vérifier qu’on ne manque de rien, limiter l’exposition des enfants aux nouvelles…

« Beaucoup de femmes se retrouvent à concilier travail et famille au jour le jour, résume Camille Robert. Elles doivent dans certains cas continuer à occuper un emploi, remplir les tâches de la maison, tout en s’occupant des enfants et en essayant de maintenir tant bien que mal une éducation à travers tout ça. »

À la planification des tâches du foyer s’ajoute toute la dimension qui vise à assurer le bien-être collectif en temps de crise, selon Danielle Maltais, professeure à l’Unité d’enseignement en travail social à l’Université du Québec à Chicoutimi. Mme Maltais s’est intéressée, dans ses projets de recherche, aux conséquences d’événements traumatiques (tempêtes de verglas, inondations, etc.) sur la santé des individus.

« Ce que j’avais démontré, c’est que les femmes, en général, s’inquiétaient plus pour la sécurité des enfants que les hommes. Quand il y avait une inondation, par exemple, ce sont les femmes qui demandaient au mari de partir avant qu’il y ait trop d’eau dans la maison. »

— Danielle Maltais

Les femmes, ajoute-t-elle, sont aussi plus enclines à offrir du soutien émotif à leurs parents et à leurs beaux-parents. La crise actuelle peut amener de l’inquiétude, mais aussi de la culpabilité de ne pas pouvoir en faire plus.

Des modèles différents, mais…

La charge mentale n’est pas en hausse chez toutes les femmes. Dans des appels à toutes lancés sur Facebook, des femmes nous ont confié que la crise actuelle allégeait leur charge mentale. « On n’a pas de course aux lunchs et à conduire les enfants à l’école ou à la garderie, souligne Marie-Josée Petel, dont le conjoint est aussi à la maison. Pas de course aux cours de piano et de natation. »

Chez Catherine Grenier, c’est son conjoint, enseignant, qui assume la plus grosse part de la charge mentale associée à leur bébé pendant qu’elle se consacre au télétravail. « Ça demande beaucoup de lâcher-prise d’accepter que les choses ne soient pas faites comme moi je les aime », dit-elle avec humour.

N’empêche, de nombreuses femmes nous ont confié que leur charge mentale atteignait des niveaux inégalés. C’est le cas de Caleigh Saucier, qui a la garde à temps plein de ses trois enfants : des jumelles de 2 ans et un garçon de 12 ans.

« Je suis habituée à m’occuper des enfants avec un peu d’aide, mais aussi d’aller au travail, de respirer, d’être entre adultes, d’aller au gym, si j’ai un peu de temps, dit la Montréalaise de 32 ans. Mais là, je me réveille à 6 h 30, je me couche à 1 h 30, et je n’ai pas encore fini de travailler. »

Caleigh Saucier est copropriétaire d’une firme d’assurances dommages et services financiers. En raison de la crise, elle travaille de la maison (les appels des clients inquiets explosent) tout en veillant sur la marmaille. Un étudiant étranger de 16 ans habite aussi avec eux. « Et les petites ont décidé qu’elles ne font plus de sieste », précise Caleigh, qui souligne avec humour l’aide que lui apporte La reine des neiges ces jours-ci.

Le père, qui travaille comme livreur, vient l’aider autant que possible, dit-elle, mais elle désinfecte les endroits où il passe dès qu’il s’en va. Le risque que ses enfants contractent le virus la préoccupe beaucoup.

D’autres femmes se sont désolées que ce soient elles qui doivent mettre leur carrière sur pause pour s’occuper des enfants. « Ce n’est pas tant la charge mentale qui augmente que le fait que c’est ma carrière – encore – qui est mise de côté, dit l’une d’entre elles. C’est moi qui coupe des heures pour m’occuper des enfants, qui hésite à les faire garder par d’autres… »

Au travail aussi

Ce sont surtout des femmes qui occupent les emplois de première ligne dans le système de santé. Chez elles, la crainte de se contaminer et de contaminer leurs proches s’ajoute à leur charge mentale, note Danielle Maltais, professeure à l’Unité d’enseignement en travail social à l’Université du Québec à Chicoutimi. « Tout ce qui est essentiel en ce moment, c’est surtout du travail que les femmes font en temps normal, de façon gratuite ou salariée », fait remarquer Camille Robert, doctorante en psychologie, qui pense aux préposées, aux infirmières, aux caissières, aux aidantes naturelles… « J’espère qu’à plus long terme, tout ça va améliorer la considération qu’on accorde à ce travail-là. » Comme les femmes occupent des emplois plus précaires, la crise actuelle pourrait se solder par davantage de mises à pied chez elles, souligne Danielle Maltais.

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