Les séries télé, GPS de nos vies ?

Avec l’hiver qui s’étire, l’attrait du duo « sofa-télé » est irrésistible. En tête-à-tête avec nos « programmes » préférés, on se soucie du budget famélique de Marie Lamontagne dans Unité 9, on s’imagine qu’il serait marrant de passer nos années de retraite en colocation, comme Grace and Frankie, on s’imagine réunir la bande queer de jadis, comme Will and Grace le fera l’automne prochain. Dans quelle mesure les personnages de nos séries préférées influencent-ils nos choix de vie ? Nous avons fouillé cette cruciale question.

Le 2 mars dernier, dans un texte intitulé « La pauvreté expliquée de Marie Lamontagne », notre collègue Hugo Dumas offrait une analyse des raisons derrière l’incapacité de Marie Lamontagne de payer les 5 $ pour l’ouverture de son dossier à une banque alimentaire de Parc-Extension. Pourquoi l’héroïne d’Unité 9 tire-t-elle le diable par la queue, alors qu’avant d’être incarcérée à la prison de Lietteville, l’ex-prisonnière possédait une maison, une voiture, un compte de banque à son nom ?

En bon journaliste, Hugo est allé au fond des choses et a passé un coup de fil à l’auteure Danielle Trottier, qui lui a résumé la spirale vers l’indigence du personnage de Guylaine Tremblay.

En agissant ainsi, notre collègue prenait la parole au nom du plus de 1 million de téléspectateurs accros au destin des protagonistes de Lietteville.

Danielle Trottier est-elle étonnée par le rapport de proximité qu’entretient le public avec ses personnages ? Pas vraiment, dit-elle, puisque l’expérience de La promesse et l’impact des réseaux sociaux sur le comportement des téléspectateurs l’avaient bien préparée à cette interaction.

« Il y a eu dans La promesse une scène percutante avec Yves Chamberland [interprété par Germain Houde], qui demandait à son fils médecin de recourir à l’aide à mourir. Coïncidence : cette intrigue coïncidait avec une période où l’aide à mourir était un sujet chaud dans l’actualité québécoise. Dans cette foulée, les gens m’interpellaient avec leur histoire, j’avais aimé ce rapport avec le téléspectateur, que je trouvais important, comme auteure », dit-elle en entrevue téléphonique.

« Ta vie, c’est comme dans Mémoires vives ! »

Il faut croire que notre attachement aux héros du petit écran n’a pas tellement changé depuis l’époque où les gens balançaient des insultes à Jean-Pierre Masson, l’acteur qui jouait Séraphin Poudrier, qui se faisait accuser de maltraiter la pauvre Donalda…

« En fait, le téléspectateur d’aujourd’hui est plus critique. Il est aussi plus actif, à cause des réseaux sociaux. Cela lui donne le sentiment qu’il peut intervenir dans l’histoire », explique Danielle Trottier. Évidemment, cette impression est fausse, puisque l’auteure d’Unité 9 boucle ses intrigues bien avant la diffusion des épisodes…

L’auteure dit que, sur le plan dramatique, un mauvais choix, une erreur humaine sont de très riches potentiels d’intrigue. « Dans le cas de Marie, j’ai commencé par me poser la question suivante : “Qu’est-ce qui pourrait m’arriver de pire dans la vie ?” La réponse était que je ne voudrais pas vivre incarcérée à cause d’une erreur, et vivre coupée de mes enfants, dit l’auteure d’Unité 9. Dramatiquement, il faut que cette erreur soit grave et ouvre sur tous les degrés d’émotion. »

Peut-être est-ce précisément ce qui nous rend accros aux séries : des personnages foncièrement humains, qui ont eu la malchance de prendre une mauvaise track.

Aussi dévouée et bonne infirmière soit-elle, Nurse Jackie ne serait pas une héroïne sans sa dépendance à l’OxyContin. Et l’ambiguïté entre Ross et Rachel de Friends ne se serait pas étirée aussi longtemps si Ross n’avait pas sauté la clôture pendant que le couple était en break.

La bonne nouvelle, pour ceux qui vivent par procuration à travers la vie de leurs personnages préférés, c’est que cette dépendance serait génératrice d’empathie. Dans une étude parue en 2015 dans la revue Psychology of Aesthetics, Creativity and the Arts, des chercheurs ont résumé les conclusions d’une recherche qui a comparé les réactions des téléspectateurs d’émissions de fiction comme Mad Men et The West Wing avec celles de téléspectateurs de contenus télé non fictionnels. Résultat : les paires d’yeux qui ont été rivées aux séries télé ont démontré plus d’intelligence émotionnelle que les autres.

Devenir son personnage préféré

Lors du salon du livre de Moncton, il y a quelques années, la prolifique auteure Kathy Reichs a répondu à une marée de questions posées par ses jeunes lecteurs de 16 à 18 ans, dont plusieurs aspiraient à imiter Temperance Brennan, l’héroïne de Bones, et à devenir anthropologue judiciaire.

« En effet, la popularité des émissions comme Bones et CSI a créé un engouement pour mon métier chez les jeunes », nous avait alors confié celle qui, depuis 1987, travaille pour le Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale de la province de Québec.

Dans les couloirs d’un hôpital près de chez vous, il y a probablement deux ou trois médecins qui ont été inspirés par le personnage que jouait George Clooney dans ER et quelques apprentis infirmières en obstétrique qui ont dévoré Call the Midwife

Érick Beaulieu, conseiller en orientation, confirme que l’identification à un héros de la télé fait parfois partie de la réflexion entourant le processus de choix professionnel des personnes qu’il rencontre dans sa pratique privée. Par contre, il essaie toujours de montrer le côté moins lustré des choses. « Pour plusieurs, il y a certainement quelque chose de très attrayant dans le dévouement et les défis que rencontrent certains personnages. Cependant, il faut aussi ramener la réflexion à une analyse plus proche de ce que la personne est et veut. »

Parce que même si la vraie vie veut parfois nous faire croire qu’on peut traverser le miroir en prenant un latté dans une reproduction éphémère du Central Perk de Friends, ou rédiger une vraie lettre aux fausses prisonnières d’Unité 9, ça reste quand même bien juste de la télé…

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