Protection du caribou

« Le temps presse »

Ottawa menace Québec d’intervenir pour préserver les espèces en péril, a appris La Presse

Le gouvernement fédéral exhorte Québec à protéger rapidement et concrètement les espèces en péril sur son territoire, dont le caribou, à défaut de quoi il menace de s’en charger lui-même, a appris La Presse.

Le ministre de l’Environnement et du Changement climatique du Canada, Steven Guilbeault, a proposé une rencontre pour discuter de la question avec ses homologues québécois Pierre Dufour et Benoit Charette, titulaires respectivement du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs et du ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques.

Évoquant la décision récente de Québec de reporter de nouveau la publication de sa stratégie de rétablissement des caribous forestiers et montagnards, le ministre Guilbeault écrit à ses homologues vouloir les « rencontrer virtuellement dans les meilleurs délais », dans une missive datée du 13 janvier, que La Presse a obtenue.

« Comme vous le savez, la situation du caribou boréal [appelé caribou forestier par Québec] est critique, et le temps presse pour agir afin de préserver cette espèce unique et importante dans le paysage québécois », écrit-il.

Bien qu’il propose à ses homologues une « approche collaborative qui permettrait au Québec de démontrer son leadership », il prévient sans équivoque de son intention d’agir unilatéralement s’il n’obtient pas leur collaboration.

La Loi sur les espèces en péril du gouvernement fédéral impose au ministre de l’Environnement de « recommander une option réglementaire lorsqu’une espèce fait face à une menace pour sa survie ou son rétablissement, ou lorsque l’habitat essentiel n’est pas efficacement protégé », rappelle le ministre Steven Guilbeault.

« À défaut d’une entente entre nos organisations respectives sur les mesures à mettre en place, je n’aurai d’autre choix que d’utiliser les autorités qui me sont conférées aux termes de cette loi afin d’assurer la protection et le rétablissement des espèces en péril pour les générations futures. »

— Extrait de la lettre du ministre Steven Guilbeault

Protection insuffisante

La solution pour contrer le déclin des caribous est connue depuis longtemps, mais le gouvernement québécois ne l’applique pas, déplore le milieu scientifique.

« On sait depuis 20 ans quoi faire, mais ce n’est pas fait parce que ça nécessite de contraindre l’accès à la coupe forestière », lance le biologiste Martin-Hugues St-Laurent, professeur à l’Université du Québec à Rimouski, une sommité du caribou, qui qualifie de « pression bienvenue » l’ultimatum d’Ottawa.

Car c’est la perturbation de l’habitat forestier du caribou, notamment par l’industrie forestière, qui entraîne son déclin, rappelle le professeur.

Le rajeunissement des forêts augmente les ressources alimentaires – de jeunes plantes riches en protéines et en énergie, faciles à digérer –, ce qui engendre la croissance des populations de cervidés… et de leurs prédateurs, dont les loups et les coyotes.

Or, le caribou se reproduit beaucoup moins vite que le cerf de Virginie ou l’orignal, si bien que « même si le caribou décline, les prédateurs ne diminuent pas, car ils ont d’autres proies abondantes », explique Martin-Hugues St-Laurent.

Pis encore, les chemins forestiers augmentent l’efficacité des prédateurs, ajoute-t-il.

« Ç’a été montré, démontré et redémontré par des dizaines et des dizaines d’études partout au Canada », tonne-t-il, déplorant l’insuffisance des « mesures intérimaires » mises de l’avant par Québec. « Si ç’avait été suffisant, les populations de caribous seraient stables ou en croissance », insiste-t-il.

Industrie menacée

Le lobby de l’industrie forestière « met beaucoup de pression [sur Québec] pour ne pas limiter l’accès à la ressource », estime Martin-Hugues St-Laurent.

Pourtant, « protéger le caribou, ce n’est pas nécessairement barrer la foresterie du Québec en entier, assure le chercheur, c’est garder des massifs là où on a des caribous ou là où on a des populations qui ont la chance de se rétablir ».

Opposer la production forestière à la protection du caribou est d’ailleurs une façon de détourner l’attention des véritables problèmes qui guettent l’industrie forestière, déplore le chercheur.

« La plus grosse menace à la foresterie actuellement, ce n’est pas le caribou, ce sont les changements climatiques, qui vont faire augmenter les périodes de sécheresse, diminuer les périodes de croissance, augmenter les incendies forestiers et ultimement limiter, voire faire décliner drastiquement la quantité de bois qu’on peut récolter par année. »

— Martin-Hugues St-Laurent, professeur à l’Université du Québec à Rimouski

Une première d’Ottawa

C’est la première fois que le gouvernement fédéral agit de manière « proactive » auprès d’un gouvernement provincial pour protéger une espèce en péril, fait observer le biologiste Alain Branchaud, directeur général de la section québécoise de la Société pour la nature et les parcs (SNAP-Québec).

« C’est très audacieux », dit-il, y voyant « un pas dans la bonne direction ».

Il y a bien eu des décrets d’Ottawa pour protéger la rainette faux-grillon de l’Ouest, en 2021 à Longueuil et en 2016 à La Prairie, mais le gouvernement fédéral agissait alors après avoir été sommé de le faire.

La démarche d’Ottawa est également habile, estime Alain Branchaud, puisqu’elle propose de lier la protection des espèces en péril à la protection du territoire.

« Ce que peut faire le gouvernement canadien, c’est amener le gouvernement québécois à mieux utiliser les outils [dont il dispose] », dit-il, ne s’attendant pas à voir le fédéral imposer lui-même des mesures de protection pour le caribou.

Alain Branchaud donne l’exemple du Plan Nord, dans le cadre duquel le gouvernement québécois s’est engagé à protéger des activités industrielles 50 % du territoire au nord du 49e parallèle.

« Si c’est fait habilement, on peut prendre en considération les corridors de migration de plusieurs espèces, les forêts importantes pour le caribou et donc atteindre rapidement [à la fois] les objectifs de protection du territoire et des espèces en péril », dit-il.

« C’est quelque chose de brillant : agir rapidement pour la conservation et créer un climat propice à l’investissement en raison de la prévisibilité », ajoute M. Branchaud.

La lettre d’Ottawa devrait aussi rappeler à Québec l’« urgence de moderniser sa Loi sur les espèces menacées ou vulnérables », qui ne permet pas de protéger adéquatement les espèces désignées en péril par le gouvernement fédéral, estime Alain Branchaud.

Faute de moderniser sa loi, prévient le biologiste, Québec « va toujours se retrouver à la merci d’une intervention du fédéral ».

Québec avare de commentaires

Le cabinet du ministre de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques du Québec, Benoit Charette, n’a pas commenté la missive de son homologue fédéral, affirmant que la protection des espèces menacées relève du ministre des Forêts, de la Faune et des Parcs, Pierre Dufour. Le cabinet de ce dernier a simplement indiqué que « des échanges » étaient en cours entre les ministères, dont le ministère fédéral de l’Environnement et du Changement climatique de Steven Guilbeault, et qu’une rencontre entre sous-ministres « est en préparation ». Le cabinet de Steven Guilbeault a cependant indiqué n’avoir reçu aucune réponse officielle à sa lettre.

Entente « historique » entre les Cris et les Innus

Les nations cries et innues ont conclu une entente pour chasser le caribou migrateur du nord du Québec de façon « durable ». La « Compréhension commune traditionnelle », annoncée le 24 janvier, prévoit que les Innus du Québec pourront chasser un maximum de 300 caribous sur le territoire traditionnel cri de Chisasibi d’Eeyou Istchee. Cette entente, qualifiée d’historique, stipule que la chasse doit servir à des fins rituelles, culturelles, éducatives, communautaires et de subsistance et que la vente des bêtes est prohibée. Les nations autochtones entendent ainsi assurer une « récolte durable » du troupeau de caribous migrateurs de la rivière aux Feuilles, dont la population était estimée en 2018 à 187 000 bêtes, et ainsi protéger les troupeaux vulnérables comme celui des caribous migrateurs de la rivière George, dont la population était estimée en 2020 à 8100 individus, et ceux de caribous forestiers (boréaux).

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Nombre de caribous forestiers restant dans Charlevoix, selon l’inventaire aérien réalisé à l’hiver 2021

SOURCE : MINISTÈRE DES FORÊTS, DE LA FAUNE ET DES PARCS

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