Revisiter le voyage

Voyager est un privilège.

C’est tout le temps vrai, mais ce l’est peut-être encore plus ces temps-ci. Si vous avez commencé à planifier vos vacances, comme moi, vous êtes possiblement découragé par le prix de l’essence, des locations de voiture, de l’hébergement… Ça fesse, une relance touristique pandémique en pleine inflation.

Problème de privilégiée, j’en suis consciente. Beaucoup trop de Québécois ne peuvent s’offrir le luxe d’une excursion… Mais je dois vous avouer que malgré ma situation enviable, j’ai réalisé qu’avec des coûts de la sorte, il me faudrait revoir mon rapport au tourisme.

Soit voyager moins, soit voyager autrement.

Gros mandat, dans une société qui valorise énormément la chose !

C’est bien vu de se promener, en Occident… En fait, le voyage est une forme de consommation statutaire, m’a expliqué Dominic Lapointe, responsable Groupe de recherche et d’intervention tourisme, territoire et société (GRITTS).

C’est-à-dire qu’il témoigne de notre statut dans la société.

« Si quelqu’un visite les Maldives, c’est sûr qu’il va mettre des photos de son hôtel dans un lagon sur Instagram, poursuit-il… Mais ces îles vont disparaître avec les changements climatiques. On est pognés dans tout ça, qu’est-ce qu’on fait pour la suite ? »

Parce qu’en plus des enjeux financiers, il y a la crise climatique et le rapport de pouvoir entre les touristes et les citoyens à tenir en compte… Mais l’idée n’est pas d’arrêter de se promener. Le voyage a un rôle à jouer dans notre identité, notre rencontre avec l’Autre, nos apprentissages, voire notre santé mentale.

Parmi les facteurs qui nous incitent à l’évasion se trouve le désir de rompre avec notre quotidien, m’a expliqué Isabelle Falardeau, professeure au département d’études en loisir, culture et tourisme de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR).

« Notre vie quotidienne est un peu aliénante ! Elle vient avec de la pression et des contraintes… Le modèle du tout-inclus est fait pour répondre à ce désir qu’on a de casser la routine et de vivre avec facilité. […] On contribue à notre bien-être par nos pratiques touristiques. C’est pour ça que nos décisions ne sont pas purement prises en fonction du taux de change ou de l’inflation ! »

Alors, plutôt qu’arrêter de voyager, on s’adapte, m’explique la chercheuse. Pour économiser, certains partent moins loin. D’autres préfèrent s’abstenir d’aller au restaurant ou visiter des proches pour éviter les frais d’hébergement.

Certains optent même pour la non-consommation ostentatoire, m’apprend Isabelle Falardeau. C’est un mouvement qui encourage les touristes à moins consommer : faire moins de voyages ; ou moins dépenser (ce qui peut être problématique quand on se trouve dans un pays défavorisé, puisqu’on n’appuie pas ses habitants) ; ou choisir des destinations à vocation sociale, comme le Monastère des Augustines, à Québec.

« Il y a aussi les camps familiaux, poursuit-elle. Une forme de tout-inclus avec une tarification en fonction des revenus, comme le camp familial Saint-Urbain. »

Une ressource formidable pour rendre les voyages plus accessibles, effectivement. Et c’est important, parce qu’ils sont une occasion de grandir. Pour bon nombre, le voyage est même un droit. (Remercions les mouvements ouvriers qui ont permis aux travailleurs d’avoir accès aux vacances payées…)

Il demeure que notre soif de bougeotte a des répercussions négatives sur l’environnement et bien des communautés. Comment adopter des pratiques plus saines ?

Une lueur d’espoir réside peut-être dans la nouvelle politique touristique du Québec qui tend à faire de nous des leaders du tourisme durable.

« On dit par exemple : “Chers touristes, on veut vous revoir, mais pourquoi ne pas voyager moins souvent et plus longtemps ?”, résume Isabelle Falardeau. C’est une stratégie intéressante ! On va éviter des déplacements, permettre aux voyageurs d’avoir plus de temps pour aller à la rencontre des autres, puis les voir dépenser davantage dans une même collectivité. »

Or, il faut éviter que toutes les responsabilités du tourisme durable reposent sur les épaules des voyageurs… Partir longtemps, rembourser les émissions carbone d’un vol d’avion ou résider dans un hôtel écologique, ça nécessite des moyens.

« Et qui sommes-nous pour juger quelqu’un qui a besoin d’un tout-inclus ou qui souhaite voir la tour Eiffel ? », me demande Isabelle Falardeau.

Personne.

L’État a tout un rôle à jouer, donc. Il pourrait par exemple nous inviter à trouver l’ailleurs près de nous, selon Dominic Lapointe.

Le tourisme local est déjà important, au Québec, mais on peut faire mieux, selon lui. On pourrait commencer par mettre en valeur nos façons particulières de vivre au gré de l’espace.

« Il faut arrêter d’occuper nos territoires et commencer à les habiter. Tadoussac qui se vide l’hiver, ce n’est pas habiter le territoire… C’est l’occuper. »

Miser sur les spécificités régionales à l’année, voilà qui pourrait nous donner envie de nous dépayser à la maison.

(Parenthèse : dans cette soif d’authenticité, l’Office de tourisme de la ville de Dunkerque, en France, invite tous les visiteurs à vivre une « aventure typique nordiste » en se « [faisant] une baraque à frites »… En somme, il s’agit de se commander une frite pour emporter dans une pataterie. Mon genre de vacances réussies, c’est vrai.)

« Pour moi, changer notre rapport au voyage, ça passe par virer la lunette de bord, poursuit Dominic Lapointe. On a mis le voyageur au centre du développement du tourisme. Il faut maintenant ramener le tourisme dans les besoins des collectivités. »

Et comment on fait ça ?

« Je vais citer Emma Lee, une chercheuse autochtone de Tasmanie qui rappelle que dans le droit au tourisme, il y a le droit au non-tourisme. Sans mettre un verrou sur certains villages de la Gaspésie, l’idée c’est : comment se servir du tourisme pour combler les besoins locaux ? »

Il me lance une idée : et si on créait des modèles, en région, où on utilisait une partie des profits réalisés grâce à l’hébergement touristique pour bâtir et entretenir des unités locatives à prix abordables vouées aux résidants ?

Il y a un nouveau monde à concevoir.

Et, à tout le moins, quelques bonnes pistes sur la planche à dessin.

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