Chronique

Faut-il sauver Juste pour rire ?

Faut-il à tout prix sauver Juste pour rire ? On se pose sérieusement la question après avoir lu le reportage d’Isabelle Ducas sur le climat malsain régnant dans l’entreprise, publié dans nos pages samedi dernier.

L’enquête de ma collègue, menée sur plusieurs mois, lève le voile sur une culture d’entreprise toxique. Les témoignages percutants d’ex-employés et d’ex-cadres de Juste pour rire font état d’un climat de terreur, où les insultes, l’intimidation et le harcèlement psychologique étaient choses du commun.

La principale cible de ces doléances est Guylaine Lalonde, l’ex-bras droit de Gilbert Rozon – ainsi que sa voisine à la campagne –, qui l’a remplacé dans ses fonctions de PDG de Juste pour rire l’automne dernier, après que Rozon eut fait l’objet de multiples allégations d’inconduite sexuelle.

Guylaine Lalonde a confirmé à ma collègue qu’il y avait eu plusieurs cas d’épuisement professionnel à Juste pour rire, que le taux de roulement était élevé et que des employés sortaient souvent des réunions en pleurant. Son explication ? Certains employés ne réussissent peut-être pas à s’adapter à la culture de l’entreprise…

Et si c’était Juste pour rire qui n’avait pas réussi à favoriser le bien-être de tous ses employés ? Pas moins d’une douzaine d’employés de Juste pour rire – sur environ 130 employés permanents – ont été congédiés à leur retour au travail après s’être absentés pour cause d’épuisement professionnel. C’est arrivé notamment à une employée des ressources humaines qui avait eu la « mauvaise idée » de venir en aide à une collègue droguée et agressée sexuellement dans une fête d’entreprise, en 2014. La direction de Juste pour rire a d’ailleurs tout fait pour étouffer l’affaire.

À la lumière du tableau que brosse Isabelle Ducas, on ne peut s’empêcher de trouver ironique qu’une entreprise spécialisée dans le rire ait pu rendre autant de gens malheureux.

Alors que Guylaine Lalonde – qui nie les allégations de harcèlement psychologique – est montrée du doigt par de nombreux ex-employés, on s’explique mal comment elle a pu, dans les circonstances, être promue présidente-directrice générale l’automne dernier.

Pourquoi ne pas avoir plutôt nommé à la présidence Bruce Hills, qui est déjà chef de l’exploitation à Just for Laughs ? C’eût semblé plus cohérent. D’autant plus qu’au moment même de la nomination de Mme Lalonde, Juste pour rire se targuait d’avoir mis en place une nouvelle politique contre le harcèlement, parmi « les plus sévères et détaillées de l’industrie ».

Depuis que Juste pour rire est à vendre et que des acheteurs potentiels se manifestent, ici et à l’étranger, plusieurs ont rappelé l’importance économique de ce fleuron de la culture québécoise : les 34 millions annuels de retombées, les centaines d’emplois permanents et temporaires liés aux activités de l’entreprise dans les domaines de l’humour, du théâtre, de la télévision, etc.

Certains croient plutôt qu’il ne faudrait pas surestimer le rayonnement international de cette entreprise qui, est-il besoin de le répéter, a prospéré en grande partie grâce à l’apport des deniers publics québécois. La controverse entourant Gilbert Rozon ne contribue pas au succès de la marque, comme diraient les experts de marketing. Ni de Juste pour rire ni de son volet anglophone, Just for Laughs.

Un exemple : P.K. Subban, dont la captation du gala Just for Laughs de 2016, Shots Fired, a été retenue parmi les finalistes aux Prix Écrans canadiens la semaine dernière, a publié sur son compte Instagram une photo de lui portant un chandail de hockey avec le logo de Just for Laughs. Plusieurs de ses abonnés ont souligné le fait que cette photo n’était peut-être pas la plus opportune dans le contexte des allégations d’inconduite sexuelle dont fait l’objet Gilbert Rozon.

Le joueur étoile des Predators de Nashville était l’invité de l’animateur et humoriste Trevor Noah, mercredi, à son Daily Show, l’émission phare de la chaîne américaine Comedy Central. Il a beaucoup été question de Montréal pendant l’entrevue avec l’ancien défenseur du Canadien : de ses activités caritatives auprès des enfants, du malheureux échange qui l’a envoyé à Nashville, de ses liens précieux avec le public montréalais, etc. En revanche, pas un seul mot n’a été dit de sa participation à Just for Laughs.

Malgré la tourmente, le 36e Festival Juste pour rire aura bel et bien lieu, à compter du 14 juillet. Peu de spectacles ont à ce jour été annoncés, et peu d’humoristes ont accepté d’être associés à l’événement (à l’exception notamment de Jean-Marc Parent).

De quoi sera constituée la programmation ? Le mystère plane. On sait pour l’instant que certains membres de Beach Boys – un grand groupe comique, comme chacun sait – seront de passage en ville.

D’après le tableau brossé par les médias (le 98,5 FM a aussi enquêté sur le sujet), ce qui semble évident, c’est que les problèmes de Juste pour rire ne se limitent pas aux conséquences des comportements reprochés à son ex-PDG. C’est toute une culture d’entreprise qui est à revoir sinon à éradiquer, n’en déplaise à Guylaine Lalonde. Les témoignages de plusieurs ex-employés démontrent que l’on exigeait d’eux qu’ils tolèrent l’intolérable, acceptent l’inacceptable et se soumettent sans rechigner aux desiderata de la haute direction.

Un grand ménage est nécessaire. Mais sera-t-il suffisant ? Plusieurs font valoir le « joyau national » qu’est Juste pour rire, dont l’avenir demeure incertain. Des centaines de personnes travaillent, à temps plein ou à temps partiel, pour Juste pour rire, rappellent-ils. Il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain ! disent-ils en chœur. Et si le bain était trop sale pour que quiconque puisse être sauvé de ses eaux ?

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