Outil de reconnaissance faciale vanté par Bell

Indignation et inquiétude à Québec et à Ottawa

La promotion par Bell d’un système de reconnaissance faciale pouvant identifier et surveiller des milliers de gens suscite indignation et inquiétude à Québec et à Ottawa, au point où des députés réclament d’interdire la vente de tels outils aux entreprises. Et où une autorité fédérale envisage de « prendre des mesures ».

« Il est clair que le reportage de La Presse suscite des préoccupations sérieuses sur le plan de la protection de la vie privée. Le Commissariat demandera plus d’information à Bell concernant cette initiative afin de décider des mesures qui pourraient être prises », nous a écrit le commissaire fédéral à la protection de la vie privée, Daniel Therrien.

La ministre de la Justice du Québec, Sonia LeBel, considère que l’enjeu est « préoccupant » et « suit la situation de près », a écrit à La Presse son attachée de presse, Nicky Cayer.

Il a deux semaines, Mme LeBel a annoncé qu’elle déposera sous peu un projet modernisant la Loi sur la protection des renseignements personnels, pour redonner au citoyen « le contrôle de ses données ». « En donnant plus de mordant à la Commission d’accès à l’information, […] nous allons nous assurer qu’elle ait tous les moyens nécessaires pour agir dans ce dossier sensible », ajoute le courriel de l’attachée de presse.

La Presse a révélé jeudi que Bell a vanté à ses clients d’affaires un outil de reconnaissance faciale « haute performance », qui peut analyser des milliers de visages à la minute, envoyer des alertes instantanées et suivre les gens en continu. Le géant des télécommunications, dont le siège social se situe à Montréal, a créé en anglais une page élaborée et illustrée sur son site web, pour exposer les usages possibles de cet outil dans les commerces, banques, hôtels, stades et lieux de travail.

Bell a indiqué à La Presse avoir voulu sonder l’intérêt de ses clients, mais ne pas proposer ce service « en ce moment ». Relancée au sujet des réactions de jeudi, une porte-parole de l’entreprise, Caroline Audet, a écrit : « Nous ne fournissons aucun service de reconnaissance faciale, mais nous répondrons à toutes les questions que le commissaire [Daniel Therrien] pourrait avoir. »

Interdire ou ralentir

À Québec, tous les partis de l’opposition ont fait valoir leurs inquiétudes au sujet de l’utilisation de la reconnaissance faciale. La députée libérale Marwah Rizqy réclame d’urgence l’imposition d’un moratoire, le temps « d’évaluer cette technologie, gérer le risque d’erreurs et protéger la vie privée des gens ».

« Présentement, c’est le Far West, vraiment, parce qu’il n’y a aucun cadre fédéral ni provincial. »

— Marwah Rizqy, députée libérale

Pour le député du Parti québécois Martin Ouellet, un débat public sur ces nouveaux outils s’impose. « Est-ce que les Québécois veulent ça ? Je ne pense pas. On a un débat sur des questions éthiques comme mourir dans la dignité ; je pense que l’identification faciale et la biométrie, ça fait partie des grands chantiers que le Québec doit aborder. »

Du côté de Québec solidaire, le député Vincent Marissal demande au gouvernement d’interdire la reconnaissance faciale dans un but mercantile et de la réserver aux cas d’enjeux de sécurité nationale. « Le monstre n’est pas encore tout à fait né, il faut arrêter ça avant qu’on ne soit plus capable de le faire, dit-il. […] L’image que j’ai, c’est qu’on a vraiment donné la clé de la banque de sang aux vampires. »

À Ottawa, la députée du Bloc québécois Marie-Hélène Gaudreault compte « porter cette importante question à la Chambre des communes ». « Nous avons l’obligation, comme élus, de tracer des limites maintenant parce que la direction que nous prenons est terriblement dangereuse, a-t-elle dit. Est-ce que le prix à payer pour le développement technologique, c’est l’abandon de notre vie privée ? Si c’est bien ça, je suis loin d’être certaine qu’il s’agisse de progrès. »

Les grandes entreprises en télécommunications contactées jeudi par La Presse – Vidéotron, Telus et Rogers – disent toutes ne pas offrir de service de reconnaissance faciale et ne pas prévoir le faire. Cela, « tant que les risques liés à la confidentialité et aux politiques publiques n’auront pas été pleinement pris en considération et [traités] », a écrit la porte-parole de Telus, Jacinthe Beaulieu.

La firme de sécurité Garda affirme elle aussi ne pas utiliser cette technologie.

La GRC utilise la reconnaissance faciale

Jeudi, la Gendarmerie royale du Canada a publié un communiqué disant que quelques unités « mettent à l’essai, dans une capacité limitée, [le système de reconnaissance faciale] Clearview AI afin d’en déterminer l’utilité et de faciliter les enquêtes criminelles », et que son Centre national contre l’exploitation des enfants l’a utilisé dans 15 cas au cours des quatre derniers mois, ce qui lui a permis « d’identifier et de sauver deux enfants ».

La semaine dernière, les commissaires chargés de protéger la vie privée au Canada ont lancé une enquête au sujet de Clearview, qui a admis avant-hier avoir été victime d’une fuite de données. Les commissaires ont annoncé du même coup qu’ils élaboreraient des règles sur l’ensemble des utilisations de mesures biométriques afin de guider les corps policiers et d’autres organisations.

Une décision judiciaire québécoise a établi il y a 17 ans que chaque fin poursuivie par la collecte de données doit être « légitime, importante, urgente et réelle ». La divulgation du renseignement requis doit par ailleurs être « nettement plus utile à l’organisme que préjudiciable à la personne ».

— avec la collaboration de Joël-Denis Bellavance et de Philippe Mercure, La Presse

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