Marché de l’emploi

Où sont les salariés ?

La Grande Démission représente un décrochage des formes traditionnelles d’organisation du travail. Elle sollicite un nouveau rapport entre les travailleurs et le travail.

Elle représente un phénomène singulier qui ne s’était jamais manifesté auparavant. Le rapport entre l’homme et le travail s’est transformé. L’emploi dans sa forme antérieure fait l’objet d’un refus collectif. Ce phénomène de société concerne d’abord les jeunes, mais il migre lentement vers les salariés âgés et les travailleurs autonomes à la recherche d’un boulot offrant une meilleure qualité de vie.

La Grande Démission est à la fois informelle et formelle.

Informellement, on assiste à une montée de l’intention de changer d’emploi. En début 2022, 19 % des Canadiens songeaient à se trouver un autre emploi en cours d’année (Étude, Banque du Canada, 2022).

Formellement, cette intention, au Canada, ne s’est pas encore traduite en actes, contrairement aux États-Unis. Cela étant, la pénurie de main-d’œuvre augmente la capacité des salariés de changer d’entreprise à leur guise. Il est donc possible que l’intention précitée, si elle persiste, se concrétise plus tard.

La Grande Démission est également individuelle et collective.

Sur le plan individuel, les jeunes vivent une condition distincte de celle de leurs parents ou de leurs grands-parents. Ils peuvent compter aujourd’hui sur des technologies sophistiquées. Ce contexte technique soulage l’effort humain et rend le travail traditionnel plus contournable. En outre, dans une famille, les deux conjoints sont généralement en situation d’emploi. Ainsi, deux réalités sont observables : d’abord la famille devient plus complexe à gérer. Ensuite, l’entreprise doit composer avec moins de flexibilité familiale. Par exemple, si un enfant est malade, un conjoint doit s’absenter du travail, ce qui n’était pas le cas lorsque l’un des deux restait à domicile.

Sur le plan collectif, le droit social a évolué vers une meilleure responsabilisation des employeurs à l’endroit des besoins familiaux de la force active. Ainsi, les citoyens ont maintenant accès à des congés sociaux ou parentaux ainsi qu’à un régime de vacances annuelles augmentées. En outre, au Canada, environ 30 % des emplois se prêtent au télétravail, selon une étude réalisée par Statistique Canada en 2021. Le recours au travail à distance représente un facteur d’équilibre entre les exigences de l’entreprise et celles des familles. Mais son usage n’est pas généralisé. Finalement vient la pénurie de main-d’œuvre, qui prend essentiellement racine dans le refus des baby-boomers (nés entre 1945 et 1960) de reproduire les tailles familiales qui les ont fait naître. En effet, le taux de natalité, par millier d’habitants, était de 30 en 1955. Ce taux s’est affaissé graduellement jusqu’à un peu moins de 10 – soit trois fois moins – en 2021, selon Statistique Canada. Par conséquent, les jeunes ne sont pas en nombre suffisant pour remplacer les personnes plus âgées qui sortent du marché du travail.

Mais les jeunes ont compris le pouvoir que cette réalité démographique leur attribuait. Reste à savoir comment ils s’organiseront pour faire valoir leurs exigences. Conscients de leur rareté, ils pratiquent entre eux de nouveaux modes de communication qui sollicitent abondamment les réseaux sociaux. Par conséquent, pour créer une solidarité circonstancielle en vue d’améliorer leurs conditions de travail, les jeunes n’ont peut-être plus besoin de recourir aux luttes collectives qui ont fait les belles années des baby-boomers. Car il est d’ores et déjà démontré que le caractère informel des réseaux sociaux ne restreignait pas pour autant leur potentiel pour faire valoir des intérêts collectifs.

Où sont passés les jeunes ? Ils sont là, mais en nombre limité. Ainsi, le virage générationnel est mis en échec. S’ajoutent les droits sociaux sous la forme de congés qui, en dopant l’absentéisme industriel, accentuent à leur tour la pénurie de la main-d’œuvre.

Dans ce contexte impitoyable, nul choix de recourir à la main-d’œuvre étrangère si la compétence recherchée s’y trouve ou de développer une robotisation capable de remplacer une partie du travail humain.

Reste le travail pénible, difficilement robotisable, qui s’effectue en présentiel, comme les soins de santé, qui augmentent dans une société vieillissante. Est-ce que les jeunes accepteront d’accomplir ces tâches exigeantes ? Ce n’est pas certain qu’ils le fassent, tenant compte de leur pénurie, mais aussi de leurs valeurs principales fondées sur la famille et les loisirs. Si tel est le cas, la conséquence sera glaciale. Car les baby-boomers n’ont pas pris soin de renouveler les tailles familiales qui les ont fait naître. Ils risquent donc d’en payer le prix fort, soit celui de vieillir sans soins suffisants, même si bon nombre d’entre eux ont les moyens financiers de se faire soigner. Car l’argent ne saurait mobiliser des ressources humaines qui n’existent pas. Hey, les boomers, par-devant, le « Mur » !

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