Face au monstre des GAFAM

En 2022, TikTok a été fréquenté davantage que Google et ses vidéos ont été regardées plus longtemps que celles de YouTube. Or, la populaire plateforme risque bientôt d’être interdite aux États-Unis. Le patron de l’entreprise chinoise a dû répondre cette semaine, devant le Congrès américain, des liens de son entreprise avec Pékin et des craintes découlant de l’utilisation des données de ses utilisateurs.

TikTok est une « arme de distraction massive » qui engendre des craintes de propagande et d’ingérence du gouvernement chinois dans la vie privée de ses utilisateurs, croit Philippe Gendreau, auteur de l’essai GAFAM – Le monstre à cinq têtes, qui vient d’être publié dans la nouvelle collection Radar des éditions Écosociété, destinée aux adolescents.

« TikTok a pris une expansion extraordinaire en peu de temps et fait certainement peser des menaces », m’explique l’enseignant de 53 ans, qui donne depuis 19 ans un cours d’éducation aux médias à l’école secondaire Ozias-Leduc, à Mont-Saint-Hilaire.

Son livre, qui tombe à point, est un survol concis et fort pertinent du phénomène des GAFAM, expliqué aux jeunes de 15 à 19 ans. C’est un ouvrage de vulgarisation qui n’est pas du tout infantilisant, malgré l’utilisation parcimonieuse du « tu » (seul indice que l’essai s’adresse aux adolescents, même s’il est tout aussi intéressant pour leurs parents ou grands-parents).

Philippe Gendreau propose un tour d’horizon des géants du web (en particulier Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), de leurs origines à leurs sphères d’influence tentaculaires, en invitant le lecteur à poser un regard critique sur ces conglomérats qui « tirent leur pouvoir de tes données personnelles […] pour faire de l’argent avec ce que tu as de plus précieux : ta vie privée ».

Se décrivant lui-même comme un technophile, parfaitement conscient que les géants du web sont désormais incontournables, l’auteur se garde bien de faire la morale. Il explique plutôt, avec une analogie toute simple, les conséquences fâcheuses d’années de complaisance des États envers les GAFAM. « C’est comme si on laissait entrer des inconnus dans notre maison sans invitation », écrit-il. En effet.

Les GAFAM, écrit-il, sont des « vendeuses de cheptels d’humains » qui opèrent sans notre consentement éclairé, même si nous sommes conscients que ces entreprises profitent de notre attention pour engranger des revenus publicitaires (Facebook en tire 97,5 % de ses revenus).

« Ce que mes élèves me disent, c’est qu’ils savent que leurs données sont compilées en temps réel, me dit Philippe Gendreau. Mais ils ne savent pas à quel point celles-ci sont monnayées et échangées sur un marché par des courtiers en données. Je leur montre à quoi servent ces données et à quoi elles pourraient servir. On le voit en ce moment avec TikTok. L’actualité a démontré qu’il pouvait vraiment y avoir une influence étrangère sur la politique. »

Les agents du capitalisme de surveillance représentent une sérieuse menace à la démocratie, rappelle l’auteur dans son essai, en donnant les exemples du vote sur le Brexit, de l’élection présidentielle américaine de 2016 et du scandale de Cambridge Analytica. Philippe Gendreau s’inquiète aussi de voir les GAFAM agir comme des agents de censure qui déterminent ce qui est acceptable et inacceptable, notamment entre la photo d’une poitrine féminine et celle d’une poitrine masculine sur Facebook.

Sans diaboliser les GAFAM, il met en lumière les effets délétères sur l’environnement de l’obsolescence programmée des produits d’Apple, l’impact d’Amazon sur les petits commerces locaux ou encore les conditions de travail déplorables des employés – parfois des enfants – dans les mines de cobalt ou les usines chinoises.

S’il souhaite conscientiser les jeunes à l’intrusion des GAFAM dans leur vie privée, c’est aux politiciens que s’adressent ses récriminations. « Les jeunes sont des citoyens à part entière, mais les élus ont le pouvoir politique d’essayer de changer quelque chose, dit-il. Ce n’est malheureusement pas un enjeu électoral. Il y a une responsabilité de l’État qui n’est pas assumée. »

Même s’il convient que c’est un combat de David contre Goliath, Philippe Gendreau croit que les choses sont appelées à changer. « Je suis un idéaliste, sinon je ne serais pas en enseignement depuis 27 ans ! dit-il. J’aime à penser que les géants du web vont être obligés de changer leurs façons de faire et qu’il y aura des mécanismes de protection supérieurs. »

Comment dompter les monstres ? Avec des lois antitrust et des lois qui obligent, comme en Australie, les GAFAM à partager leurs revenus avec les médias dont ils exploitent à grand profit les contenus qu’ils parasitent. Les avancées en Europe et bientôt au Canada, grâce aux projets de loi C-18 (partager les recettes avec les médias) et C-11 (favoriser les contenus canadiens), nourrissent son optimisme, dit-il, malgré tous les efforts déployés par les géants du web pour dissuader les législateurs et faire en sorte que les nouveaux cadres législatifs soient le moins contraignants possible.

Ce qu’il souhaite nourrir plus que tout avec cet ouvrage de littératie médiatique et numérique, essentiel en cette époque de fausses nouvelles et de vidéos hypertruquées (deep fakes), c’est l’esprit critique des jeunes. « J’aime penser qu’ils vont être critiques même de ce qu’ils ont lu dans mon livre ! » Paroles de fin pédagogue.

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