Gestion de la COVID-19

L'exception estrienne

Depuis le début de la pandémie, l’Estrie maîtrise mieux que d’autres régions populeuses le nombre de cas de COVID-19. Entourée de zones rouges, l’Estrie demeure au niveau d’alerte orange avec des restaurants et des cinémas ouverts. Si l’équipe du CIUSSS de l’Estrie-CHUS semble en contrôle, c’est notamment en raison de la tragédie de Lac-Mégantic. Elle travaille par ailleurs déjà au « rétablissement » de la population estrienne des chocs de la pandémie. État des lieux.

GESTION DE LA COVID-19

« Ici, on continue de vivre »

SHERBROOKE — En ce vendredi ensoleillé d’automne, des gens boivent une bière sur la terrasse de la microbrasserie Siboire, au centre-ville de Sherbrooke. Plus loin, des gens entrent dans la Maison du cinéma pour aller voir un film. Dans la rue Wellington, un spectacle des Denis Drolet est annoncé pour jeudi sur la marquise du théâtre Granada. En face, de nombreux clients sont attablés au restaurant Auguste pour le dîner.

Une scène qui susciterait l’envie de nombreux Montréalais…

Nous ne sommes pourtant qu’à 150 kilomètres, à Sherbrooke, qui demeure en zone orange.

« J’ai fait un FaceTime pour l’anniversaire d’une amie la semaine dernière. Elle me posait des questions sur ce que nous avons le droit de faire à Sherbrooke. Pour elle, c’était comme un monde imaginaire d’aller au restaurant », raconte Anik Beaudoin, propriétaire du restaurant Auguste.

« Ici, on continue de vivre », dit la restauratrice. Elle note même une hausse d’achalandage depuis qu’elle a dénoncé récemment le fait que le gouvernement dise à tous les Québécois de ne pas sortir alors que des salles à manger comme la sienne sont « hyper sécuritaires » et en droit d’être ouvertes.

Plus loin dans la rue Wellington, devant la Brûlerie Faro, Samuelle s’apprête à faire ce qui rendrait jaloux bien des Montréalais : travailler dans un café.

« C’est particulier. Mes parents sont confinés à Saint-Hyacinthe, alors que moi, je peux aller prendre un café avec des amis. Je suis aussi super contente d’avoir des cours en présentiel. C’est très important pour moi. »

— Samuelle, étudiante à l’Université de Sherbrooke

L’Université de Sherbrooke a par ailleurs investi 5,6 millions de dollars pour offrir des cours en présentiel cet automne. On a notamment aménagé des classes dans des églises (dont la cathédrale Saint-Michel) et dans les anciens locaux du quotidien La Tribune.

Depuis le début de la pandémie, l’Estrie maîtrise mieux que d’autres régions populeuses le nombre de cas de COVID-19. Elle demeure en zone orange. « Orange pâle », dit même le DAlain Poirier, qui est aux commandes de la Direction de santé publique de l’Estrie. Un vaste territoire qui va de Granby à Lac-Mégantic, entouré de régions qui peinent à sortir du palier d’alerte maximal.

En date de lundi, on y dénombrait 297 cas actifs (35 depuis la veille), 13 personnes hospitalisées, dont 3 aux soins intensifs.

Le DPoirier n’ose pas dire que l’Estrie s’en tire mieux que d’autres régions avec la gestion de la pandémie. Surtout que la situation peut basculer en quelques jours. Or, il convient que des « ingrédients de succès » sont propres à son CIUSSS.

Pourtant, l’Estrie a été l’un des premiers endroits au Québec à avoir des cas de coronavirus en mars dernier. « Notamment en raison de voyages de ski à l’international », précise le DPoirier.

Au début de la pandémie, il y a même eu des dizaines de cas au sein des membres de son équipe. Or, la situation a rapidement été maîtrisée.

Fin août, les premiers signes d’une deuxième vague se sont aussi manifestés d’abord en Estrie.

Trois mois plus tard, la région est en niveau d’alerte orange, alors que tout le sud du Québec est passé – et demeure – au rouge.

Les ingrédients de succès

Une chose importante distingue le CIUSSS de l’Estrie-CHUS, qui représente 19 000 employés : « l’organisation de la sécurité civile », souligne le DPoirier. « L’équipe de la sécurité civile est toujours active même quand il n’y a pas de crise. Pour des micro et des macro-urgences. »

Le directeur de santé publique en Estrie cite deux employés de son CIUSSS qu’il décrit comme de « l’or en barre » : Nancy Desautels et la Dre Geneviève Petit.

La Dre Geneviève Petit est médecin spécialiste en santé publique et médecine préventive, ainsi que coordonnatrice clinique COVID-19.

Quant à Nancy Desautels, elle est directrice adjointe des mesures d’urgence et coordonnatrice de la sécurité civile.

Les deux femmes travaillaient étroitement ensemble bien avant la pandémie (même à l’époque de la grippe H1N1). En poste depuis près de 15 ans, elles ont instauré au sein du CIUSSS une véritable culture organisationnelle en mesures d’urgence et en sécurité civile.

« Nous avons développé des liens forts avec la tragédie de Lac-Mégantic dans la coordination de la sécurité civile. Cela nous aide beaucoup dans la pandémie », indique Mme Desautels (voir autre onglet).

« Un autre évènement qui nous a préparés est l’épidémie du virus Ebola, poursuit la Dre Petit. Il n’y a pas eu de cas en Estrie, mais nous avons préparé notre réseau à faire face à cela. Nous avons créé un comité appelé MRSI pour les maladies respiratoires sévères infectieuses. »

Ce comité est actif au sein du CIUSSS de l’Estrie depuis 2015. Dès janvier, Mme Desautels l’a alerté et mis à contribution pour établir une structure de gouvernance – appelons-le un comité – consacrée au coronavirus. La priorité a été d’établir une trajectoire aux urgences et un processus de triage.

En Estrie, la « structure » de la sécurité civile permet au CIUSSS « une forme d’action plus rapide », fait valoir Mme Desautels. Comme cette dernière est en poste depuis longtemps, la « structure », elle la connaît et elle l’a même bien rodée.

« Notre structure de gouvernance plus réactive permet une plus grande fluidité et une plus grande rapidité quand vient le temps de rendre des décisions. »

— Nancy Desautels

Tous les matins, il y a une réunion où les priorités sont établies. Dès lors, le comité voué à la COVID-19 sait s’il y a une éclosion ou un problème de dépistage, par exemple.

« Récemment, nous avons vécu un bris d’équipement de laboratoire nous permettant d’avoir les résultats, raconte-t-elle. Nous avons tous travaillé immédiatement à pallier le problème. »

Mme Desautels vante la propension de l’équipe de 200 personnes du CIUSS de l’Estrie-CHUS attitrées à la COVID-19 à « penser en dehors de la boîte ». Après des démarches auprès du gouvernement et du Collège des médecins, le CIUSSS de l’Estrie a été le premier à déployer des ambulanciers paramédicaux dans des cliniques de dépistage, par exemple.

De la prévention

Autre facteur qui facilite les communications rapides : le CHUS relève du CIUSSS. « Nous sommes le seul endroit au Québec où le centre hospitalier universitaire fait partie du CIUSSS. C’est la même organisation. Cela facilite le dépistage et le travail en laboratoire », note le DAlain Poirier.

Pierre Cossette, recteur de l’Université de Sherbrooke, est par ailleurs l’ancien doyen de la faculté de médecine. Le DPoirier – diplômé en 1981 – le connaît très bien. « À un moment donné, nous avons manqué de réactifs, et le labo de recherche de l’université nous a donné un coup de main avec des recettes. »

En mai et en juin, quand la première vague s’est aplatie, il y a eu de nombreuses journées où il n’y avait pas de cas. « Nous avons pu faire beaucoup de prévention et de préparation, ajoute le DPoirier. Anticiper l’ouverture des écoles, par exemple. »

Un comité de rétablissement

Autre particularité du CIUSSS de l’Estrie : la création d’un « comité de rétablissement » qui se penche déjà sur les effets psychosociaux et l’impact de la pandémie sur la population. Autour de la table sont réunis des experts, des chercheurs et des représentants des employés de première ligne.

« C’est une priorité », indique la Dre Petit.

Quand il y a une inondation, il y a une crise et un retour à la normale. Or, la pandémie dure dans le temps. « Il faut vivre avec une nouvelle normalité. On veut bien comprendre les impacts des dommages collatéraux pour mettre des choses en action », explique la médecin spécialisée en prévention.

En 2013 et 2014, Nancy Desautels a par ailleurs été dégagée de ses fonctions pour veiller au rétablissement régional de Lac-Mégantic. « Une leçon qu’on avait apprise est de commencer le rétablissement le plus d’avance possible. Sinon, c’est trop tard. »

Chose certaine, les Estriens se considèrent comme chanceux d’être en zone orange. Tellement que de la doctorante en psychologie Rachel Guertin – croisée à la microbrasserie Siboire – ne regarde plus les bulletins de nouvelles. Ce n’est pas sa réalité qui est dépeinte. « Cela n’aidait pas ma santé mentale. Surtout qu’à Sherbrooke, c’est un autre monde où tout est plus normal », dit-elle.

L’état de la situation en Estrie en chiffres

480 000 habitants dans le CIUSSS de l’Estrie-CHUS

37 décès au total

297 cas actifs (2573 au total et 2239 rétablis)

91 583 personnes testées

2,6 % de cas confirmés

*En date du 26 octobre

Alain Poirier en bref

Avant Horacio Arruda, c’est Alain Poirier qui occupait le poste – de 2003 à 2012 – de directeur national et sous-ministre adjoint à la Direction générale de santé publique au ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec.

Aujourd’hui, il est à la tête (par intérim) de la Direction de santé publique du CIUSSS de l’Estrie-CHUS. « Deux jobs complètement différentes », souligne-t-il.

La gestion de crises, le Dr Poirier connaît. Incendie de BPC à Saint-Basile-le-Grand (1988), incendie de pneus à Saint-Amable (1990), les algues bleues, les infections nosocomiales, le SRAS, la grippe H1N1, pour ne nommer que celles-ci. Il a aussi travaillé en Afrique pour prévenir l’Ebola.

C’est à l’Université de Sherbrooke que le médecin a par ailleurs fait son doctorat et sa spécialité en médecine interne. « Ma femme vient de Sherbrooke », ajoute-t-il.

Gestion de la COVID-19

Les leçons de Lac-Mégantic

Nancy Desautels se souviendra toujours de la nuit du 5 au 6 juillet 2013. « J’étais de garde. Ma pagette a sonné. »

Dès qu’elle a su qu’un train avait explosé et pris feu en plein cœur du centre-ville de Lac-Mégantic, elle a activé sa structure d’intervention. « Les premières heures étaient cruciales. »

La femme originaire de Valcourt occupe le poste de coordonnatrice à la sécurité civile et des mesures d’urgence en Estrie depuis 2007 (aujourd’hui au sein du CIUSSS de l’Estrie-CHUS).

Nancy Desautels se voit comme une « tour de contrôle ». Elle prévient et gère des sinistres. Elle est la première personne avisée quand il y a une crise et elle déploie les plans d’urgence (qu’elle structure et peaufine au quotidien dans l’exercice de ses fonctions).

Elle a géré des problèmes d’eau potable, des vagues de chaleur extrême, des inondations, des pannes d’électricité et des tempêtes de neige. Elle a aussi coordonné la gestion de crise de la grippe H1N1 en 2009. Dans chaque cas, il faut penser à s’occuper rapidement des gens les plus vulnérables.

« La pandémie du coronavirus est planétaire et sans précédent. Mais avoir vécu une aussi grande tragédie que celle de Lac-Mégantic nous a permis de tirer des leçons. »

— Nancy Desautels, coordonnatrice à la sécurité civile et des mesures d’urgence en Estrie

Contrairement au virus de la COVID-19 qui est invisible et qui affecte la population sur le long terme, l’explosion de Lac-Mégantic était un choc soudain aux cicatrices à ciel ouvert.

En 2013 et 2014, Mme Desautels a carrément été dégagée de ses fonctions pour veiller au rétablissement régional de Lac-Mégantic. « La communauté en avait grandement besoin. Il y a même une équipe de proximité qui travaille encore sur place. »

« En sécurité civile, il y a quatre dimensions, expose Mme Desautels. La prévention, la préparation, l’intervention et le rétablissement. Ce qu’on néglige le plus, outre la prévention, est le rétablissement, car on veut vite retourner à la normale. »

Il faut parfois faire du reaching out, souligne-t-elle. « Aller dans les cafés et les salons de coiffure pour échanger avec les gens et voir quels sont les besoins de rétablissement. »

Mme Desautels cite l’enquête de la Dre Mélissa Généreux – qui était de passage récemment à l’émission Tout le monde en parle – sur les répercussions de la pandémie sur la santé mentale. (Une personne sur cinq au Québec présenterait des symptômes d’une dépression majeure ou d’un trouble d’anxiété généralisé.)

« Je connais bien Mélissa, souligne-t-elle. Je l’ai appelée dans la nuit de la tragédie de Lac-Mégantic. Elle était aussi de garde. »

Avant Alain Poirier, la DreGénéreux était la directrice de santé publique de l’Estrie.

« C’est en équipe que nous avons créé une culture de sécurité civile très forte en Estrie », répète par ailleurs Nancy Desautels.

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