La chèvre et le chou

Un repas impossible

L’un est un artisan fermier prônant une « omniculture » artisanale et responsable. L’autre est un militant végane et antispéciste réclamant la fin de l’exploitation animale. Ils croisent le fer dans une correspondance mordante, publiée chez Écosociété, dans laquelle on ne ménage ni la chèvre ni le chou.

Auteur de La ferme impossible et de L’artisan fermier, Dominic Lamontagne s’est installé à Sainte-Lucie-des-Laurentides avec sa conjointe Amélie Dion et leurs enfants afin de mettre sur pied un projet d’agriculture vivrière, c’est-à-dire qui nourrit le paysan, sa famille et la communauté. En plus d’une culture maraîchère, ils y élèvent des poules pondeuses et des chèvres desquelles ils consomment le lait.

Jean-François Dubé habite à Montréal. Il a adopté un régime d’abord végétarien, puis végane en 2015. Détenteur d’une maîtrise en science politique sur les liens entre les idées des mouvements animaliste et environnementaliste, il a participé à plusieurs actions de sensibilisation et de perturbation. Il était présent lorsqu’un groupe de militants est entré dans le restaurant Joe Beef en 2020, à l’heure du souper.

C’est après que Jean-François a commenté le passage de Dominic à une émission de Rad, le laboratoire journalistique de Radio-Canada, que ce dernier l’a contacté. Pas pour l’inviter à souper – on comprend rapidement qu’il s’agirait d’un repas impossible ! –, mais pour débattre.

« Je ne peux pas l’inviter à souper, dit le paysan. Mais s’il le veut, je vais y aller ! Il dit qu’il aime la bouffe, alors on s’entend là-dessus. »

Points de vue opposés

Sur une période de deux ans, ils ont développé leur argumentaire dans une vingtaine de lettres regroupées dans l’essai La chèvre et le chou. Les deux hommes s’affrontent sur trois thèmes : l’éthique, la santé et l’environnement, à coups d’études scientifiques, d’écrits philosophiques, de témoignages et d’intuition paysanne. Sur aucun ils ne s’accordent. Et cela va au-delà de l’amour de la viande ou des animaux.

Si les échanges sont respectueux, on sent aussi, dans leurs écrits, comme dans cette entrevue en visioconférence où La Presse les a conviés, l’impatience, l’acrimonie et l’émotion qui caractérisent le choc de points de vue opposés. « Il y a des limites à un compromis quand l’autre veut abolir ton mode de vie ! », lance Dominic Lamontagne. « Si on juge qu’une pratique est immorale, on défend son abolition », réplique Jean-François Dubé.

Peu importe le type d’élevage, le militant considère comme immoral « d’objectifier » des animaux, qui sont des êtres sensibles, donc qui ont la capacité de ressentir des émotions et de la souffrance. « Comment peut-on continuer de participer à l’exploitation d’animaux qui sont ultimement identiques à nos chiens du point de vue qui importe, c’est-à-dire leur capacité de ressentir la souffrance ? […] C’est un non-sens alors qu’il existe des manières alternatives de se nourrir. »

Dominic Lamontagne se défend de faire subir quelque cruauté que ce soit à ses bêtes. En pratiquant une agriculture à petite échelle, il est possible « d’apporter aux animaux des conditions de vie qui sont agréables, voire jouissives », argue-t-il. Une déclaration qui fait sourire et secouer la tête à Jean-François Dubé, certes habitué aux envolées lyriques de son correspondant.

« En réalité, tu tues des animaux quand tu n’as pas besoin de le faire », répondra-t-il plus tard lorsque le paysan déclarera créer du bonheur à sa ferme.

Ce que Dominic Lamontagne défend, c’est une approche écosystémique d’autonomie alimentaire dans laquelle l’apport animal est selon lui essentiel. « Je pense que des moyens rudimentaires, pérennes, donc écologiques, sont ce qu’il faut prioriser. Dire que la protéine animale est non nécessaire est une vue de l’esprit. Il faut habiter en ville et pouvoir aller à l’épicerie avec une carte de crédit. »

«  Quand tu es dans un environnement où tu essaies de te nourrir par tes propres moyens, il faut que tu puisses profiter d’une biodiversité maximale. »

– Dominic Lamontagne

Parce que l’avenir est là, selon lui. Un avenir où les urbains font un retour à la terre. Utopiste ? « On est une majorité de gens à s’occuper de notre alimentation, répond-il. Ce qui se passe au centre-ville de Montréal n’est pas typique de ce que l’humain moyen fait au jour le jour sur Terre pour assurer sa survie, son autonomie alimentaire. On a de grands espaces inoccupés au Québec. Réoccuper notre territoire devrait être une priorité. »

« Avec une population croissante, la solution n’est pas dans l’étalement urbain, c’est dans la densification, avec des serres sur les toits et de l’agriculture urbaine, réplique Jean-François Dubé. Sur une petite ferme, c’est encore plus difficile à évaluer si les animaux sont bien traités. Plus il va y en avoir, moins on va avoir le contrôle. »

Dans son monde idéal, où l’alimentation végane est généralisée, il faut continuer de s’appuyer sur l’industrialisation, du moins à court terme convient-il, pour subvenir aux besoins alimentaires et protéiniques de la population, voire produire le fameux « jus d’avoine » enrichi que brandit Dominic Lamontagne à plusieurs occasions, comme un symbole de l’industrialisation de ce choix d’alimentation.

Celui qui défend l’importance de se pencher sur la trace globale de ce que nous consommons est convaincu que le lait produit par ses chèvres a un impact environnemental moindre que le lait d’avoine enrichi, ce à quoi s’oppose son coauteur. « Il y a différentes façons de produire différentes protéines animales, soutient Dominic Lamontagne. Les chiffres qu’on a souvent, ce sont des amalgames, qui incluent des industries qui prennent énormément de place. »

D’ailleurs dans son plus récent rapport, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) prône l’adoption d’un « régime alimentaire sain, équilibré et durable », qui comprend essentiellement des aliments à base de plantes, mais n’en exclut pas pour autant ceux d’origine animale produits dans des « systèmes résilients, durables et à faibles émissions de GES ». Là-dessus, les deux auteurs se rejoignent… dans leur désaccord !


La chèvre et le chou : débat entre un artisan fermier et un militant végane

Dominic Lamontagne et Jean-François Dubé

Écosociété

288 pages


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