Hebdos régionaux

La presse locale en péril

« Fin complète de la publication ». C’est le grand titre qui s’affiche, depuis le 12 avril dernier, sur le site internet de l’hebdomadaire La Gatineau. La publication née il y a plus de 60 ans est l’une des dernières emportées par la crise actuelle, qui n’épargne aucun média. À l’ombre des grands, les hebdos régionaux crient aussi à l’aide. État des lieux.

Hebdos régionaux

« Une perte gigantesque »

En l’espace de quatre mois, la grande région de Gatineau, en Outaouais, a perdu deux hebdomadaires créés il y a plus de 60 ans, voués à l’information locale et régionale, avec la fin de Le Gatineau Express (anciennement La Revue) en août dernier et du Gatineau en avril.

« C’est une perte gigantesque de perdre un hebdo », affirme le maire de la quatrième ville en importance du Québec, Maxime Pedneaud-Jobin. « Ce que ça change ? C’est qu’il y a énormément de nouvelles qui ne seront pas couvertes. Toutes les “petites nouvelles”, si ce n’est pas l’hebdo qui les couvre, ce n’est personne », tranche-t-il.

En septembre, c’était au tour de L’Express d’Outremont et de L’Express de Mont-Royal de fermer leurs portes. Des titres fusionnent, d’autres disparaissent. L’hebdo Première Édition dans Vaudreuil-Soulanges, qui paraissait le samedi, n’est plus. À Chandler, en Gaspésie, Le Havre a aussi cessé ses activités après 40 ans d’existence, en mars dernier.

Des hebdomadaires indépendants sont fragilisés partout au Québec. La crise actuelle qui sévit dans l’industrie médiatique a mis plus de temps à gagner les régions, mais le poids écrasant des Facebook et Google gagne du terrain là aussi. La fin de l’obligation de publier dans leurs pages des avis publics municipaux fait aussi des ravages (voir autre onglet).

L’information locale a chuté de moitié au Canada au cours de la dernière décennie, selon un nouveau rapport du Forum des politiques publiques publié en septembre. Depuis 2008, ce sont 260 médias qui ont disparu au pays, dont 189 journaux communautaires, rapportait pour sa part l’organisme Local News Research Project, le 1er octobre dernier.

« On néglige l’importance de ces “petites nouvelles” », rétorque le maire Pedneaud-Jobin. « Ce sont pourtant celles qui assurent la cohésion d’une communauté, le sentiment d’appartenance. C’est un jeune qui a un succès sportif qui se voit pour la première fois dans le journal local. Ce sont des activités culturelles qui se passent à l’école secondaire. »

Le « point d’ancrage »

« Le journal local, c’est le point d’ancrage d’une communauté, de tout ce qui s’y passe. S’il y a des journaux qui disparaissent dans des régions, il va arriver quoi ? », s’inquiète l’éditeur du Courrier de Saint-Hyacinthe, Benoit Chartier, aussi président de l’association Hebdos Québec, qui regroupe les propriétaires de 48 hebdomadaires indépendants.

« On est souvent les seuls à faire de la nouvelle locale. Ce n’est pas Google ou Facebook qui vont la faire. Ils n’en ont pas de journalistes, eux autres. »

— Benoit Chartier

Au fil des dernières années, ces mastodontes du web ont englouti 80 % du marché publicitaire numérique alors que les entreprises de presse du pays n’arrivent pas à les concurrencer.

Marie-Ève Martel, journaliste du quotidien La Voix de l’Est, n’hésite pas à comparer le séisme qui secoue l’information régionale à « une extinction de voix ». C’est d’ailleurs le titre de son livre, publié cet automne, qui brosse notamment un portrait exhaustif de la mutation des hebdos depuis la fin de la guerre entre Québecor et TC Médias, en 2014.

« Ça prend un éveil de conscience collectif », estime l’auteure. « L’hebdo qui est là depuis notre enfance, il se peut qu’il disparaisse parce qu’on se trouve dans une tempête parfaite, alors que plus personne ne paie pour l’information, que les publicitaires se tournent vers des [entreprises] qui ne sont pas au Canada et qui ne réinvestissent pas dans le contenu. »

La chroniqueuse souhaite entre autres que « les gens se réapproprient » leurs journaux. « Il faut que l’on reprenne conscience de leur valeur », lance-t-elle. « Il y a des commerçants locaux qui délaissent leur média local au profit de Facebook. C’est un paradoxe qui est désolant. Annoncer dans le journal, ç’a un impact dans ta municipalité. »

« Trouver l’équilibre »

Le défi actuel est notamment d’arriver à « trouver un équilibre » à l’ère où les éditeurs jonglent avec des publications papier et en ligne, estime le président du groupe Lexis Media, Frédéric Couture, qui a fait le pari audacieux de mettre la main en 2017 sur 15 titres de TC Médias dans des régions éloignées comme la Gaspésie et l’Abitibi-Témiscamingue.

« En région, nous avons un autre mandat qu’en région métropolitaine. C’est de parler de la communauté. C’est l’importance du journal local. Les gens y tiennent », indique-t-il. 

« Je pense que [TC Médias], en ayant vendu à des indépendants, ça va permettre, avec le temps évidemment, de revoir la façon dont on fait des affaires […] Il y a là un défi, c’est certain. »

— Frédéric Couture

Lexis Media, un éditeur de périodiques au départ, a aussi relancé deux titres appelés à disparaître dans les MRC de La Haute-Gaspésie et de Bonaventure, évitant ainsi une dizaine de mises à pied. Lexis Media était aussi le nouvel acquéreur de La Revue qui a fermé ses portes en août. Le groupe possède toujours deux hebdos en Outaouais.

Bien qu’il convienne que certains marchés subissent une décroissance au chapitre des revenus publicitaires, « le message » entourant la crise des médias le fait tiquer. « On devrait y aller d’une façon plus positive et parler de l’importance » de la presse locale, soutient l’homme d’affaires. « J’ai un peu de la misère avec ça. »

Repenser le modèle

Le président d’Hebdos Québec ne croit pas non plus que « le modèle d’affaires » des hebdos soit « cassé » en région. « Mais il est vraiment mis à l’épreuve », lance-t-il, soulignant que les hebdomadaires ont moins « de marge de manœuvre », alors qu’ils doivent composer avec des coûts d’impression et de distribution élevés, tout en offrant un produit gratuit.

« Je ne pense pas qu’on soit à la fin de l’histoire. Pas du tout. Mais on est rendus à une étape où l’on a besoin d’une aide gouvernementale pour nous aider à repenser nos modèles », poursuit-il. « Une aide qui va nous permettre de souffler, qui va nous donner de l’oxygène. »

Hebdos régionaux

Une crise aux multiples facettes

Le poids lourd des géants

Puisque les annonceurs nationaux ont été les premiers à déserter les médias traditionnels pour les géants Facebook et Google, la crise actuelle des médias a mis plus de temps à toucher les hebdos. « On ne vivait pas des annonces nationales comme les grands quotidiens », explique Benoit Chartier. « Maintenant, par contre, les annonceurs locaux, comme les concessionnaires automobiles, migrent aussi vers eux. »

Benoit Chartier estime que les revenus publicitaires des hebdos fondent en moyenne de 5 à 7 % par année par publication, depuis « environ » quatre ans, essentiellement au détriment du web.

« Ça ne coûte pas cher d’annoncer sur Google ou Facebook, et en plus, ils ne paient pas de taxes. [Annoncer chez nous coûte] 15 % plus cher automatiquement […] On n’est pas concurrentiels », déplore-t-il.

À cela s’ajoute la perte des revenus liés à la publication des petites annonces, une section des journaux très garnie avant l’apparition des sites Kijiji et LesPAC.

En région, il est aussi difficile de tirer des « revenus intéressants » de la publicité numérique. « On les a, nos serveurs, nos sites web. On a [le lectorat] aussi », précise M. Chartier. « Le problème, c’est que pour générer des revenus substantiels avec le web, ça prend un immense volume, ce qu’on n’aura jamais dans nos marchés. »

La fin des avis publics

À l’été 2017, Québec a adopté son fameux projet de loi 122 donnant plus d’autonomie aux municipalités québécoises. Décrite comme une « grande décentralisation des pouvoirs » par l’ex-ministre des Affaires municipales, Martin Coiteux, l’entrée en vigueur de la nouvelle loi a notamment aboli l’obligation pour les municipalités de publier leurs avis publics dans les journaux. « C’est un enjeu majeur » de l’état de la santé des hebdos régionaux, clame Benoit Chartier. « À Sorel et Magog, par exemple, j’ai perdu les avis publics », relate le propriétaire de DBC Communications, qui regroupe cinq titres régionaux. « Déjà qu’on tire le diable par la queue, on n’a vraiment pas besoin de ça. Ça nous affecte aussi. Pour Sorel seulement, ça se calcule en dizaines de milliers de dollars en moins. »

Interrogé sur la question, le maire de Gatineau Maxime Pedneaud-Jobin, qui est favorable à cette déréglementation, s’est toutefois dit « en mode solutions » avec les médias de sa région. « On cherche différentes mesures pour continuer d’être un client, mais un client qui va chercher quelque chose dont il a besoin. Ça peut être un encart, de la publicité pour rejoindre notre monde. On est ouverts », explique-t-il. Le maire estime que la Ville de Gatineau dépensait environ 300 000 $ en avis publics dans les hebdos par année.

L’après-guerre

Les hebdomadaires régionaux, notamment les indépendants, ont été fragilisés pendant l’épisode appelé « la guerre des hebdos », alors que Québecor et Transcontinental (TC Média) se livraient une longue lutte autour de l’enjeu de la distribution. En 2014, Québecor a finalement vendu 74 de ses hebdos à TC Médias pour 75 millions.

Après la transaction, de nombreux hebdos ont été regroupés ou ont été fermés dans les marchés où TC Media se retrouvait avec deux titres. Une trentaine d’indépendants ont survécu à cette bataille de géants qui a laissé des marques. Depuis 2014, 14 titres (rien que parmi les membres d’Hebdos Québec) ont fermé leurs portes, selon l’association.

En avril 2017, Transcontinental a pris la décision de se départir de 93 de ses publications locales et régionales au Québec et en Ontario. L’éditeur et imprimeur a appuyé sa décision sur une révision de sa « stratégie d’affaires » et a ouvert la porte aux « acteurs locaux ». Au Québec, plusieurs propriétaires indépendants en ont profité pour élargir leur offre. Le groupe icimédias des hommes d’affaires Renel Bouchard et Marc-Noël Ouellette, deux figures bien connues du monde des hebdos, a acheté 21 publications, dont Le Canada français. Michael Raffoul a mis la main sur autant de titres dans la métropole, notamment le journal Métro. En juin dernier, TC Media a vendu ses trois dernières publications québécoises à Lexis Media, qui en a acheté 15 au total.

Les réalités régionales

Les défis que doivent surmonter les hebdos régionaux reflètent aussi souvent les réalités régionales. La santé de l’hebdo n’est pas étrangère aux aléas de l’économie de son marché. Par exemple, la pénurie de main-d’œuvre qui touche plusieurs régions du Québec a des répercussions notamment chez les restaurateurs qui peinent à trouver des employés et se voient obligés de limiter leurs heures d’ouverture. Devant cette situation, un propriétaire peut donc tendre à aussi limiter sa publicité ou ses évènements promotionnels.

« Il y a la population, le nombre d’entreprises, le territoire. Tu ne peux pas arriver et dire que tous les marchés vont être [gérés] de la même façon. Il faut que tu gères par région », indique le président de Lexis Media, Frédéric Couture, qui possède des titres « d’est en ouest » au Québec.

Quand l’économie traverse des phases sombres, il est aussi plus difficile de convaincre les commerçants d’investir dans la publicité alors qu’ils subissent un ralentissement. À l’opposé, dans des régions minières comme en Abitibi-Témiscamingue, les pages d’offres d’emploi peuvent regorger d’annonces en plein boom minier.

Hebdos régionaux

Ottawa sommé d’agir 

À l’approche de la prochaine mise à jour économique du gouvernement de Justin Trudeau, le 21 novembre prochain, la Fédération nationale des communications (FNC-CSN) lance « une ultime tentative », réclamant une intervention rapide d’Ottawa pour « endiguer l’hémorragie » qui menace la survie des hebdomadaires et des quotidiens du pays.

« En moins de 10 ans, des centaines d’hebdomadaires et des dizaines de quotidiens ont mis la clé sous la porte », affirme la présidente de la FNC-CSN, Pascale St-Onge. « C’est devenu assez évident que ça prend une intervention publique. C’est une véritable hécatombe. » Les hebdos indépendants et les quotidiens parlent dans cette démarche d’une même voix.

La FNC demande à Ottawa de donner à la presse écrite un accès au Fonds du Canada pour les périodiques (74,8 millions par année) et, surtout, d’offrir des crédits d’impôt d’une valeur de 35 % des dépenses salariales pour les entreprises de presse. Ce crédit d’impôt pourrait mieux protéger les salles de rédaction et ses artisans pendant la crise, croit la FNC.

Un nouveau modèle

À « moyen terme », la Fédération réclame aussi la mise en place d’un nouveau modèle de financement des médias pour assurer la pérennité de la presse canadienne. « On demande au gouvernement d’intervenir d’une façon à protéger l’indépendance des médias en proposant un programme universel qui remplira des critères objectifs », ajoute-t-elle.

Dans son dernier budget, Ottawa a réservé des sommes de 50 millions sur cinq ans pour « soutenir le journalisme local dans les communautés mal desservies ». Un programme « vague » et insuffisant, dont les modalités n’ont pas encore été établies, déplore la FNC. Le fédéral a déjà exprimé ses réserves à « soutenir des modèles qui ne sont plus viables ».

« On ne tente pas ici de tirer des profits ou d’enrichir des propriétaires », nuance Mme St-Onge. « On parle d’arrêter une hémorragie et de protéger le contenu journalistique. » Une trentaine de syndicats d’employés de journaux québécois ont uni leurs voix en signant une lettre ouverte coup de poing pressant Ottawa d’agir.

« Un bien public »

Le maire de Gatineau est d’ailleurs intervenu après la publication de ce cri du cœur de centaines d’employés des salles de rédaction de la province en exhortant à son tour les gouvernements à intervenir. « On a une voix nous aussi, les maires. Il faut qu’on parle. On est parmi les premières “victimes” parce que ce qu’on fait pour notre communauté ne sera pas su [si des médias disparaissent en région] », a illustré Maxime Pedneaud-Jobin.

« Dans la mesure où l’on considère l’information comme un bien public, c’est tout à fait justifiable que l’État trouve une façon de la financer parce que c’est dans l’intérêt commun d’avoir de vrais journalistes, qui font un vrai travail journalistique », poursuit le maire, faisait notamment allusion à la prolifération de fausses nouvelles, appelées « fake news ».

L’éditeur Benoit Chartier s’attend aussi à un soutien accru du gouvernement québécois, entre autres en allégeant sa taxe sur le recyclage et en ramenant les avis publics municipaux dans les pages des hebdomadaires. Il s’explique aussi mal pourquoi Québec publie des annonces sur Facebook et Google alors que ces géants ne sont même pas taxés.

« On est vraiment dans une tempête parfaite », déplore M. Chartier.

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