Hors contexte, la haine

À 14 ans, Jérémy Gabriel a tenté de se pendre.

Il a voulu mourir parce qu’un humoriste faisait rire les foules en le traitant de « pas beau qui chante ». Sur scène, Mike Ward racontait avoir tenté de le noyer, en vain ; l’ado handicapé n’était « pas tuable ».

Jérémy Gabriel a voulu mourir parce que des capsules vidéo du spectacle Mike Ward s’eXpose circulaient à son école. On l’intimidait sans arrêt. On lui envoyait les capsules par Messenger. On se moquait de lui, de son physique, de son handicap. C’était devenu invivable.

Alors, le petit Jérémy s’est passé la corde au cou.

C’est dans ce contexte que sa mère, désespérée, a déposé une plainte pour discrimination contre Mike Ward auprès de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.

C’est important, le contexte. On a souvent dit que les blagues de Mike Ward étaient « citées hors contexte ». Qu’il fallait comprendre son type d’humour, très noir.

La Cour suprême est d’accord. « Situés dans leur contexte, ses propos ne peuvent être pris au premier degré », a tranché le plus haut tribunal du pays, dans une décision partagée à cinq juges contre quatre.

Mike Ward a gagné. Et la liberté d’expression avec lui. Fort bien. Les juges majoritaires ont cru que l’humoriste s’était moqué de Jérémy Gabriel en raison de sa notoriété et non de son handicap. Ils ont replacé ses blagues dans leur contexte. Parfait.

Mais dans tout ça, il ne faudrait pas oublier, non plus, le contexte intolérable de Jérémy Gabriel.

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Une heure après l’annonce du jugement, le jeune homme s’est présenté devant les médias. Digne, mais ébranlé par la défaite. Il a brièvement évoqué le calvaire de son adolescence et sa tentative de suicide.

Mais il a surtout tenté de s’expliquer une fois pour toutes. Jamais il n’a eu l’intention de faire le procès de l’humour ni de la liberté d’expression. Quoi qu’en disent ses détracteurs, jamais il n’a voulu jouer la victime, encore moins faire un coup d’argent.

Si Jérémy Gabriel a mené cette bataille judiciaire, c’est pour réparer ce qui avait été cassé en lui. Pour retrouver sa dignité.

Et voilà qu’au bout de 10 ans, la Cour suprême lui annonce qu’il n’a pas utilisé le bon véhicule pour le faire…

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Le Tribunal des droits de la personne n’avait pas compétence pour juger la plainte de Jérémy Gabriel, ont tranché les cinq juges majoritaires de la Cour suprême.

Selon eux, les blagues de Mike Ward ne relevaient pas de la discrimination. « Les propos litigieux exploitent, à tort ou à raison, un malaise en vue de divertir, mais ils ne font guère plus que cela », lit-on dans l’arrêt.

Et, surtout : « Le recours en discrimination n’est pas, et ne doit pas devenir, un recours en diffamation. » (En italique dans l’arrêt.)

Autrement dit, Jérémy Gabriel et sa mère auraient dû s’adresser à un tribunal traditionnel pour demander réparation auprès de l’humoriste. Ils n’avaient pas à utiliser le prétexte de la discrimination dans une affaire qui relevait de la diffamation.

« On pensait que de passer par une institution qui défend les droits des personnes marginalisées, c’était la meilleure façon », s’est défendu le jeune homme, qui souffre de surdité sévère et de malformations à la tête. « On a fait avec ce qu’on savait du système juridique. »

On ne peut pas le leur reprocher : ce qu’on savait du système, c’est que le Tribunal des droits de la personne élargissait depuis des années sa compétence à la faveur d’interprétations généreuses des droits et libertés.

La Cour suprême vient de mettre un terme à cette expansion.

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Les juges majoritaires sont d’avis qu’une « personne raisonnable » ne considérerait pas que les blagues de Mike Ward puissent inciter les gens à « mépriser » Jérémy Gabriel ou à « détester son humanité ».

Ça laisse un paquet de personnes déraisonnables pour le mépriser et pour détester son humanité, depuis 10 ans, sur les réseaux sociaux…

Ces trolls haineux se moquent du contexte. Ils sont incapables de passer au niveau supérieur. Le second degré, ils ne connaissent pas.

Mike Ward fait de l’humour noir. Corrosif. Il repousse les limites. C’est sa marque de commerce. Une personne raisonnable le comprend.

Mais l’humoriste lui-même a déjà reconnu que la moitié de son public ne l’aimait pas pour les bonnes raisons. Il le prend au premier degré – et il en redemande. Mike Ward a confié qu’il trouvait ça « lourd ».

Pour Jérémy Gabriel, c’est écrasant.

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L’intimidation de cour d’école s’est déplacée sur les réseaux sociaux. Les bullies sont maintenant des adultes. Ils n’ont jamais lâché. Ils traitent Jérémy Gabriel de p’tit rat, de déchet, de chihuahua trisomique. Ils lui conseillent de se tuer.

« Chaque insulte, chaque blague et chaque menace de mort aura été une raison de plus pour moi de poursuivre ce combat, a-t-il dit vendredi. À tous mes détracteurs, vous êtes toute ma force, vous êtes tout ce que je suis. »

Il aurait souhaité que Mike Ward s’excuse, ou reconnaisse au moins sa détresse. « Le but, c’était d’avoir une réparation. Elle n’a jamais existé, et je ne pense pas qu’elle va exister un jour. »

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