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Édition du 19 septembre 2018,
section ACTUALITÉS, écran 2
Toronto — Des dos d’âne pour forcer les conducteurs dangereux à ralentir.
Quand le candidat libéral de sa circonscription est venu lui serrer la main en mai dernier, c’est ce que Kirk Michael, un résidant de Toronto, lui a demandé. « Il faut faire quelque chose avant qu’un enfant se fasse happer », a-t-il dit.
En guise de réponse, le candidat lui a énoncé la liste des différents services municipaux qu’il devait contacter, dit M. Michael, père de famille de 31 ans. « Ça avait l’air d’un vrai labyrinthe. »
Quelques jours plus tard, Doug Ford, candidat pour le Parti progressiste-conservateur, est passé dans sa rue pour lui serrer la main. M. Michael a fait la même demande.
« Passe à mon bureau, lui a répondu M. Ford en lui donnant sa carte professionnelle. Je vais demander à mes gens de régler ça. »
Le 7 juin dernier, Doug Ford a remporté la circonscription, Etobicoke-Nord, avec 53 % des votes et a été élu 26e premier ministre de l’Ontario. Il est, par la même occasion, devenu le politicien le plus controversé au Canada.
Pour ses partisans comme M. Michael, Doug Ford « fait ce qu’il dit et ne regarde pas les gens de haut. Si ce qu’il fait est du théâtre, eh bien, il est un sacré bon acteur ».
Pour un nombre grandissant d’observateurs, toutefois, les actions combatives de Doug Ford depuis son arrivée au pouvoir créent des précédents qui vont jusqu’à miner le processus démocratique.
Revers devant les tribunaux contre le fabricant automobile Tesla, refus de financer les programmes d’aide au logement pour les réfugiés, abandon du système de plafonnement et d’échange de droits d’émissions de gaz à effet de serre (GES), entraînant une poursuite de Greenpeace – les premières décisions de Doug Ford ont provoqué de la colère chez des Ontariens.
colère autour du conseil municipal
Depuis deux semaines, c’est le projet de Doug Ford de changer la loi pour faire passer le nombre de conseillers municipaux à Toronto de 47 à 25 qui fait la manchette.
Ce changement, le projet de loi 5, Doug Ford veut l’adopter alors que les candidats sont en pleine campagne électorale, avec des élections municipales prévues le 22 octobre. La semaine dernière, la Cour supérieure de l’Ontario a statué que le projet de Ford était anticonstitutionnel. Quelques heures plus tard, le nouveau premier ministre a dit qu’il utiliserait la disposition de dérogation (« clause nonobstant ») de la Constitution pour faire avancer son projet, une première en Ontario.
Cela a provoqué une tempête : plus de 600 avocats ont signé une lettre ouverte s’opposant à l’utilisation de cette disposition. Quelque 80 professeurs de droit de l’Ontario et du Québec ont signé une lettre analogue. Un récent sondage montre que 65 % des résidants de Toronto s’opposent au projet de Ford.
Dans une déclaration commune la semaine dernière, l’ex-premier ministre Jean Chrétien, l’ancien juge en chef de l’Ontario Roy McMurtry et l’ex-premier ministre de la Saskatchewan Roy Romanow ont signalé que la disposition de dérogation ne devait être employée que lors de « circonstances exceptionnelles ».
« Nous dénonçons ces actions et appelons les membres de son cabinet et de son caucus à lui tenir tête. »
— Extrait de la déclaration commune de Jean Chrétien, Roy McMurtry et Roy Romanow
La Cour d’appel de l’Ontario doit rendre sa décision ce matin au sujet de la demande déposée par la province visant à tenir des élections municipales à 25 circonscriptions, comme le souhaite Doug Ford.
L’avocat torontois William Hutcheson est à l’origine de la pétition qu’ont signée plus de 600 avocats, et qui a été envoyée à Caroline Mulroney, procureure générale de l’Ontario. « Le problème, c’est que Ford veut changer le système alors que la campagne électorale municipale est déjà en cours, dit M. Hutcheson en entrevue. Il pourrait attendre et faire cette réforme aux prochaines élections, mais ce n’est pas ce qu’il fait. »
M. Hutcheson dit qu’il n’a pas voté pour Doug Ford aux dernières élections, mais qu’un nombre grandissant d’électeurs conservateurs sont surpris par les agissements du nouveau premier ministre. « Parmi les 600 avocats qui ont signé la lettre ouverte, beaucoup sont des conservateurs, dit-il. La rapidité avec laquelle Doug Ford crée un précédent juridique les inquiète. »
Nid-de-poule et Dollarama
À Etobicoke-Nord, le quartier de Toronto où est établie la famille Ford, les questions constitutionnelles n’alimentent pas les discussions.
Etobicoke-Nord est un quartier difficile à décrire, une banlieue hétérogène où des appartements de logement social et des chaînes de restauration rapide côtoient des villas de plusieurs millions de dollars. Située dans un cul-de-sac qui donne sur un parc, la maison de Diane Ford, mère de Doug Ford, est située à quelques dizaines de mètres d’un magasin Dollarama et d’une épicerie Metro. C’est dans cette maison que le clan Ford organise chaque été son barbecue annuel, qui attire un millier de partisans et de bénévoles.
Dans le quartier, Doug Ford et son frère feu Rob Ford, ancien maire de Toronto mort d’un cancer en 2016 et dont Doug était le bras droit à l’hôtel de ville, sont des hommes populaires.
« Au départ, je pensais que Rod Ford et Doug Ford étaient des clowns, explique Alexandre Vasolla, résidant de longue date de Etobicoke-Nord. Je ne comprenais pas pourquoi les gens les aimaient autant. »
« En discutant autour de moi, j’ai compris qu’ils étaient appréciés parce qu’ils réglaient des problèmes. »
— Alexandre Vasolla
Ici, ils ont fait boucher en moins de trois jours un nid-de-poule qui embêtait les citoyens depuis des années. Là, le parc est plus sécuritaire le soir grâce à un puissant projecteur qu’ils ont fait installer une semaine après avoir reçu la plainte d’une mère de famille inquiète. Leurs mesures afin de limiter les pouvoirs des syndicats des employés municipaux ont aussi marqué leurs partisans.
« Une calamité »
Le nom de Doug Ford n’évoque pas que des sentiments doux, même au cœur de son royaume. « Son élection est une calamité, nous a lancé un homme qui a refusé de donner son nom. Les gens ont voté pour lui, et maintenant, ils ont ce qu’ils méritent. »
Jaime Gutierrez, un résidant de la rue The Westway, tout près de chez Diane Ford, croit que c’est une bonne chose de voir un politicien agir sans respecter les normes. Spécialiste dans le domaine de l’assurance médicale, M. Gutierrez est sans emploi depuis trois mois et espère que Doug Ford va faire croître l’économie au cours de son mandat.
« Lorsque vous ne faites que gérer le statu quo, personne ne se fâche contre vous, dit-il. C’est lorsque vous essayez d’apporter du changement que les gens se mettent en colère. Doug Ford veut changer les choses, veut réduire les dépenses inutiles et diminuer la taille du gouvernement. C’est sûr que des gens vont se plaindre et tenter de lui mettre des bâtons dans les roues. »
Le conseil municipal de Montréal a adopté à l’unanimité hier une motion appuyant la Ville de Toronto dont le nombre d’élus municipaux risque d’être réduit de moitié, comme le souhaite le nouveau premier ministre Doug Ford. « Aucune ville n’est à l’abri d’une telle ingérence », a déclaré devant l’assemblée la mairesse Valérie Plante. Selon elle, cette motion arrive au bon moment, puisque toutes les villes veulent le respect de leur autonomie et devraient donc être traitées d’égal à égal avec les gouvernements fédéral et provinciaux. « C’est un geste de solidarité. » La motion a été déposée lundi conjointement par le chef de l’opposition officielle Ensemble Montréal, Lionel Perez, et la mairesse Valérie Plante. M. Perez soutient dans sa motion que le gouvernement ontarien n’a pas exploré toutes les possibilités de travailler avec la Ville de Toronto et son conseil municipal dans le cadre constitutionnel actuel. Il a ainsi été proposé d’appuyer le conseil municipal torontois et de soutenir la Fédération canadienne des municipalités « pour amorcer un dialogue sérieux avec le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux au sujet de la protection de la démocratie locale et l’accroissement de l’autonomie des gouvernements municipaux ».
— Kathleen Lévesque, La Presse
Retrait du marché du carbone
Le retrait de l’Ontario du système de plafonnement et d’échange de droits d’émissions de gaz à effet de serre (GES), une promesse phare de la campagne de Doug Ford, en fait sourciller plus d’un. Le premier ministre prétend qu’il arrivera à réduire le prix de l’essence à la pompe de 10 cents le litre grâce notamment à cette mesure. La province doit cependant déjà composer avec les effets pervers de cette décision, alors que 100 millions, destinés à la réparation d’écoles, ont été retranchés d’un fonds vert pour la réduction des GES. Plusieurs groupes environnementaux, dont Greenpeace, ont aussi entamé une poursuite pour contester le retrait de l’Ontario du « marché du carbone ».
Par ailleurs, après avoir investi près de trois milliards pour acquérir des droits de polluer, les entreprises ontariennes n’ont désormais plus le droit de les vendre, puisque le Québec et la Californie ont interdit à leurs entreprises de les acheter pour éviter l’effondrement du programme de lutte contre les changements climatiques. L’Ontario s’est joint en 2017 à l’entente qui liait déjà le Québec et la Californie. Doug Ford a aussi prévenu qu’il contesterait l’imposition de la taxe sur le carbone qu’entend ordonner le gouvernement fédéral en 2019.
Une poursuite de Tesla
La justice aura finalement donné raison au constructeur américain Tesla, qui accusait le gouvernement de Doug Ford de l’avoir injustement lésé dans sa décision de supprimer des programmes d’aide à l’achat de véhicules électriques. Le nouveau gouvernement conservateur a aboli, dès son arrivée au pouvoir en juillet dernier, un programme d’aide pouvant offrir des rabais allant jusqu’à 14 000 $ pour encourager l’achat de véhicules électriques ou fonctionnant à l’hydrogène.
Le gouvernement avait cependant autorisé les clients qui avaient commandé leur voiture avant juillet à bénéficier de leur rabais jusqu’au 10 septembre dernier. Ce sursis concernait tous les constructeurs possédant des franchisés indépendants au Canada, ce qui n’est pas le cas de Telsa, qui contestait donc cette décision qualifiée d’« arbitraire ». La Cour supérieure de l’Ontario a tranché l’affaire en août dernier. Le gouvernement ontarien ne fera pas appel de la décision. Selon les Constructeurs mondiaux d’automobiles du Canada, la mesure appliquée par Doug Ford a déjà eu un effet négatif sur le volume de voitures électriques vendues en Ontario.
de La bière à 1 $
Le nouveau gouvernement ontarien a réduit le prix plancher de la bière de 1,25 $ à 1 $, comme l’avait promis Doug Ford en campagne avec son défi « Buck-A-Beer ». La mesure, entrée en vigueur à la fin du mois d’août, est loin de faire l’unanimité au sein de l’industrie brassicole, notamment chez les propriétaires de microbrasseries, qui ne pourront faire concurrence aux grands brasseurs sans « sacrifier la qualité de leur produit ». Des organismes de prévention, dont MADD Canada (Mothers Against Drunk Driving), ont aussi tiré la sonnette d’alarme, craignant que cette nouvelle mesure ne mène à une consommation accrue chez les clientèles plus vulnérables comme les jeunes.
L’opposition politique a également fait valoir que ce changement législatif n’était pas une priorité pour la population ontarienne. Les brasseurs qui participeront au « défi » de la bière à un dollar pourront bénéficier de rabais et avantages auprès de la Régie des alcools de l’Ontario. Doug Ford a aussi promis lors de la campagne de permettre la vente de bière dans les dépanneurs.
Le projet de la réduction de la taille du conseil municipal de Toronto fait les manchettes aujourd’hui. Or, Doug Ford n’a pas abordé la question durant sa campagne électorale ce printemps…
Exactement. Il n’a pas fait campagne là-dessus ni même mentionné cet enjeu. Quand les critiques le leur font remarquer, les conservateurs répondent qu’ils ont fait campagne sur l’« efficacité » et que cela fait partie de cette promesse.
Pourquoi Doug Ford est-il si pressé de faire adopter cette réforme, qui ne concerne pas directement le gouvernement provincial ?
C’est difficile de comprendre les motivations du premier ministre. Ce qu’on sait, c’est qu’il n’y a eu aucune consultation et aucune discussion. Ça venait directement de lui. Ses ministres se sont fait demander s’ils étaient au courant du projet de loi avant son annonce, et ils n’ont pas voulu répondre… Est-ce que Doug Ford croit vraiment que le conseil municipal doit être réduit ? Est-ce qu’il y voit un avantage politique ? On sait que le conseil municipal avait essentiellement mis Rob Ford de côté durant son mandat, alors peut-être que Doug Ford cherche à venger son frère ? C’est possible, mais on ne le sait pas.
Croyez-vous que Doug Ford agit de la sorte parce qu’il vient tout juste de remporter les élections, qu’il est en position de force et qu’il sent qu’il peut mener la province comme il l’entend ?
D’une certaine façon, oui. Sa base politique l’appuie inconditionnellement. Il vient de commencer son mandat, et on sait que les électeurs ont généralement la mémoire courte. Qui parlera encore de ça dans quatre ans ?
Or, selon moi, il y a des idées plus importantes derrière cela. Il existe un fort courant politique chez les conservateurs qui s’oppose à la Charte des droits et libertés, et qui s’oppose aux juges canadiens qui, depuis 30-35 ans, ont interprété la Charte de manière plutôt progressiste. Que l’on pense au suicide assisté, aux centres d’injection supervisée, aux droits des travailleurs du sexe… Les gouvernements conservateurs se sont battus contre cela, et les tribunaux ont pris des décisions avec lesquelles ils étaient en désaccord. Les valeurs conservatrices ont peu à peu été marginalisées. Aujourd’hui, Doug Ford veut les sortir de la marge. Il est prêt à se battre pour cela et à sortir du consensus.