Chronique

35 semaines à manger ses bas

Que les fonctionnaires prennent une éternité pour traiter les demandes des citoyens, c’est déjà choquant. Mais quand Ottawa fait poireauter pendant 35 semaines les aînés les plus vulnérables, ça dépasse les bornes.

Pourtant, c’est la norme en ce moment au gouvernement. Demandez à Michel, 70 ans, qui lutte contre un cancer du poumon couplé à de sérieux problèmes cardiaques. Depuis juillet dernier qu’il mange ses bas parce que le fédéral a réduit de 230 $ par mois son supplément de revenu garanti (SRG).

Quand on doit se débrouiller avec seulement 13 000 $ par année, une telle ponction fait un trou énorme dans le budget. Michel est obligé de couper partout. « Je coupe sur la nourriture. Je me fais aider par ma fille. Je n’ai jamais quêté dans ma vie. Mais c’est rendu que je quête, se désole-t-il. J’ai fait des emprunts à des particuliers que je vais rembourser quand je recevrai les arrérages. »

Michel devrait effectivement recevoir des arrérages de la part d’Ottawa… mais seulement dans 35 semaines.

Tout ça parce que Michel a travaillé l’an dernier ! Malgré son état de santé précaire, il a réussi à gagner environ 5500 $ en 2016 en accomplissant des travaux de rénovation. Or, ces revenus ont fait fondre son SRG, une prestation destinée aux aînés à faibles revenus.

Il faut savoir que le SRG diminue de 50 cents par dollar de revenu qu’un aîné empoche au-delà de la pension de la Sécurité de la vieillesse (PSV). Ce « taux de récupération » très rapide est un peu comme un impôt de 50 % qui frappe les personnes âgées moins nanties.

Comme la révision annuelle du SRG a lieu au mois de juillet, en se fondant sur les revenus de l’année d’imposition précédente, Michel s’est fait retrancher la moitié des 5500 $ gagnés, soit 2750 $ par année, ce qui représente 230 $ par mois.

Sauf que l’état de santé de Michel s’est détérioré. Il a maintenant de la difficulté à marcher. Comme il ne peut plus travailler, il n’engrangera aucun revenu d’appoint en 2017.

Au début de juillet, une agente de Service Canada lui a donc suggéré de présenter une demande de révision, afin d’établir les versements de son SRG en fonction de ses revenus de l’année courante.

Mais le processus est loin d’être simple.

D’abord, Michel a dû attendre qu’on lui poste les formulaires qui ne sont pas accessibles directement sur l’internet parce qu’ils sont « trop compliqués », de l’aveu même d’une agente à qui j’ai moi-même parlé. Il me semble qu’un petit effort de vulgarisation ne ferait pas de tort, si on veut que cette clientèle plus vulnérable s’y retrouve.

Mais le pire, c’est qu’une fois le formulaire rempli, le processus de révision prend 35 semaines, a-t-on averti Michel. Quoi, 35 semaines ? C’est pratiquement neuf mois d’attente !

Pourtant, ce délai reflète bel et bien le temps de traitement historique, m’a confirmé Josh Bueckert, le porte-parole de Ressources humaines et Développement des compétences Canada (RHDCC), qui gère le programme. Mais il précise que la statistique peut porter à confusion, car elle inclut les mois où une demande est reçue avant que le client atteigne 65 ans.

Toujours est-il que Michel a pris son mal en patience. Au début d’octobre, il a rappelé à Ottawa pour avoir l’heure juste. Mais on lui a répété qu’il y avait neuf mois d’attente, tout en lui précisant qu’Ottawa lui verserait les arrérages à la fin. « Oui, mais c’est maintenant que j’en ai besoin, madame », s’est insurgé Michel.

Étonnée, la dame au bout du fil lui a demandé pourquoi. « Pour manger », lui a-t-il répondu du tac au tac. Afin de l’aider, elle lui a alors fourni un numéro de téléphone. Mais quand Michel a découvert qu’il s’agissait des coordonnées de l’aide sociale, il a laissé tomber. « Après 65 ans, on n’y a plus droit », s’est-il dit, perplexe.

Il est vrai que l’aide sociale cesse à 65 ans. Cela dit, les aînés qui sont en attente d’une prestation de retraite (que ce soit la PSV, le SRG ou même la Régie des rentes du Québec) peuvent faire une demande d’« aide conditionnelle » auprès du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale du Québec. L’argent devra toutefois être remboursé lorsque l’aîné recevra enfin ses prestations fédérales.

Je doute que bien des citoyens connaissent l’existence de cette mesure de soutien.

Mais de toute façon, il est ridicule qu’un citoyen soit obligé de remplir un formulaire pour obtenir une prestation de dernier recours parce qu’un autre ministère n’est pas capable de traiter sa demande initiale dans des délais raisonnables.

À Ottawa, il existe pourtant « des procédures pour accélérer le traitement des prestations pour les personnes dans une situation de besoin urgent », m’a expliqué M. Bueckert. Mais le cas de Michel démontre que ce mécanisme est rouillé.

Compte tenu de la situation financière précaire de Michel, Service Canada a finalement accepté de traiter sa demande sur-le-champ.

Deux jours après avoir reçu mon coup de téléphone, Ottawa a contacté Michel. Devinez quoi ! On a apporté les corrections à son dossier et on lui a envoyé l’argent dû rétroactivement au 1er juillet, la semaine même, par Purolator.

Tant mieux. Mais j’espère qu’il n’y a pas trop d’autres cas « prioritaires » qui sont obligés de manger leurs bas en attendant l’intervention d’Ottawa.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.