Crise des opioïdes

Prescrire des médicaments pour sauver des vies en remplaçant les drogues de rue : une solution à la crise des opioïdes ? Des médecins québécois tentent le coup, tandis qu’en Colombie-Britannique, une politique publique voit le jour.

« Je préfère que ce soit moi, ton dealer »

Pour sauver leurs patients des surdoses aux opioïdes, qui continuent de faire des ravages au Québec, des médecins ont commencé à prescrire des médicaments pour remplacer les drogues contaminées vendues dans la rue, une façon de faire née de la pandémie.

« Au début, je n’étais pas la plus enchantée par cette nouvelle approche-là, confie la Dre Marie-Ève Morin, médecin de famille spécialisée en dépendances à Montréal. Mais j’ai tellement perdu de patients par surdose cette année que je me suis rendu compte qu’on n’a pas le choix d’aller vers ça, pis c’est correct. »

Les décès pour cause probable de surdose ont augmenté de 25 % à Montréal sur un an, entre mars 2020 et mars 2021, selon les plus récentes données de l’Institut national de santé publique du Québec. Assez pour que des médecins se décident à agir.

« Au début de la pandémie, on appréhendait que les drogues sur le marché illicite aient changé », se souvient Louis-Christophe Juteau, médecin de famille à la clinique communautaire Dopamed, à Montréal, et chef du service de médecine des toxicomanies du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM). L’appréhension était justifiée. À partir de l’été 2020, alors que les surdoses atteignaient des sommets au Québec, des médecins ont commencé à prescrire des médicaments en remplacement de ceux, contrefaits et contaminés, qui circulaient dans les rues.

Depuis, la pratique s’est répandue.

Prescrire de la drogue, mode d’emploi

Les médecins ne distribuent toutefois pas n’importe quoi, n’importe comment. La pratique fait même l’objet d’une politique publique ailleurs au Canada (voir onglet suivant). Tout a débuté avec des guides pancanadiens, élaborés pendant la pandémie à l’intention des corps médicaux pour traiter des personnes sans-abri atteintes de la COVID-19. « Ces patients devaient s’isoler dans des endroits fermés, et ç’a été des moments où on a dû prescrire des substances temporairement pour remplacer les drogues », explique le DJuteau.

Depuis, au Québec, ce sont principalement des comprimés comme l’hydromorphone (un analgésique opioïde commercialisé sous le nom de Dilaudid) qui sont prescrits aux héroïnomanes, parallèlement à d’autres traitements de substitution aux opiacés, comme la méthadone.

« Quand on commence un traitement à la méthadone, il y a un ajustement qui demande un certain temps. La personne va continuer de consommer [des drogues illicites], on le sait, et on ajuste la dose. »

— Le Dr Louis-Christophe Juteau, chef du service de médecine des toxicomanies du CHUM

Les drogues de la rue sont de plus en plus contaminées avec du fentanyl, opioïde de synthèse plus puissant que l’héroïne. De nouvelles substances encore plus dangereuses sont aussi apparues sur le marché noir au Québec depuis 2020, comme l’isotonitazène. Peu importe ce qu’ils consomment, les toxicomanes ne savent plus à quelle substance ils ont affaire.

« [Consommer], c’est jouer un peu à la roulette russe », raconte Jason*. Dépendant aux opioïdes depuis une dizaine d’années, le jeune homme de 26 ans suit un traitement à la méthadone et se remet d’une récente surdose. « C’est sûr que quand tu ne te sens pas bien [à cause du sevrage], tu ne penses pas à ça. »

Les trois médecins consultés par La Presse ont affirmé que le fait de prescrire du Dilaudid aux patients les éloignait des drogues de rue tout en facilitant le lien de confiance, le contact avec les équipes médicales et l’amélioration des conditions de vie.

« [Les patients] se stabilisent rapidement, aussi parce qu’ils n’ont plus besoin de générer de l’argent pour acheter la drogue illicite. C’est un autre avantage de ne plus avoir besoin de faire ces activités-là [activités criminelles, travail du sexe], souvent dangereuses et liées à la consommation. »

— Le Dr Louis-Christophe Juteau, chef du service de médecine des toxicomanies du CHUM

« Quand les médecins modifient leur pratique, ce n’est pas nécessairement de la distribution, mais c’est dans un but d’engagement des patients, pour éviter une overdose », renchérit la Dre Julie Bruneau, médecin au CHUM et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en médecine des toxicomanies.

Surmonter ses appréhensions

Une fois sorti de l’hôpital après sa dernière surdose, Jason s’est fait prescrire deux comprimés de Dilaudid par jour par sa médecin de famille, la Dre Marie-Ève Morin. Il devra se présenter à la pharmacie tous les jours pour les obtenir. « Elle me l’a dit, mot pour mot : “Je préfère que ce soit moi, ton dealer” », a affirmé Jason. La Presse lui a parlé juste avant qu’il ne s’y rende pour la première fois.

« Ça me sécurise de savoir que j’ai ça, a-t-il confié. C’était dans mes idées de me trouver une source [de drogues illicites] et de m’arranger par moi-même. » Le jeune homme a expliqué que le sevrage de méthadone lui donnait des sueurs froides et un tel sentiment de mal-être qu’il pleurait parfois en se rendant à la pharmacie chercher son ordonnance. « Astheure [avec la prescription de Dilaudid], ça me stresserait beaucoup moins de commencer un emploi », a ajouté Jason, qui touche actuellement des prestations d’assurance-emploi et souhaite retourner sur le marché du travail.

« D’un point de vue moral, estime le DJuteau, face à une épidémie de surdoses, ça revient à nous, aux médecins, parce qu’on a les outils pour le faire, de mettre la main à la pâte pour réduire le nombre de décès. »

* Prénom fictif

Colombie-Britannique

Programme d’ordonnances de drogues sûres
trop peu, trop tard ?

Vancouver — Chaque jour, six personnes meurent d’une surdose en Colombie-Britannique, soit bien plus que de la COVID-19. Alors que 2021 est en voie de devenir l’année la plus meurtrière dans cette province, un programme d’ordonnances de drogues sûres voit le jour.

« Ce n’est pas une crise des surdoses, c’est une crise des drogues empoisonnées ! », corrige d’emblée Jean Swansson, conseillère municipale de la Ville de Vancouver, en entrevue avec La Presse à la fin du mois d’août.

Celle qui siège au conseil municipal de la Ville depuis plus de trois ans a perdu plusieurs connaissances dans son entourage à cause des surdoses. Elle est depuis une fervente défenseuse de la distribution de drogues plus sûres, ou safe supply, en anglais.

La Colombie-Britannique vit une crise des opioïdes sans précédent au Canada. Près de 1800 personnes sont mortes de surdose entre janvier et octobre 2021, selon les plus récents chiffres du Bureau du coroner de la province rendus publics le 9 décembre. En octobre, 201 personnes ont perdu la vie, soit le plus grand nombre de morts jamais enregistré en un seul mois.

La province a déclaré l’état d’urgence de la santé publique en 2016 en raison de cette crise, qui n’a fait que s’aggraver depuis le début de la pandémie.

Face à la vague de décès, la Colombie-Britannique a mis en place l’été dernier la première politique de santé publique d’accès à des drogues sûres sur ordonnance au Canada.

Des ordonnances qui sauvent des vies

Comme partout au pays, les drogues de rue – pas seulement l’héroïne – sont de plus en plus contaminées avec des opioïdes de synthèse extrêmement puissants, comme le fentanyl.

Dans le cadre de cette nouvelle politique britanno-colombienne d’ordonnances dites de safe supply, des opioïdes de synthèse peuvent désormais être officiellement prescrits aux patients aux prises avec une dépendance importante, pour remplacer leur consommation illicite habituelle. D’autres médicaments, comme des stimulants, pourraient s’ajouter dans des phases ultérieures.

Cette avenue se distingue de celle empruntée par les médecins du Québec, qui, eux aussi, ont commencé à prescrire certaines doses d’opioïdes de synthèse à leurs patients déjà en traitement (voir onglet précédent).

« Le safe supply, pour moi, c’est une politique publique endossée par des gouvernements et qui répond à une crise, explique la Dre Julie Bruneau, médecin au CHUM et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en médecine des toxicomanies. Alors que je pense qu’ici, [au Québec], on est plus dans des traitements alternatifs. »

Cette façon de faire a aussi ses opposants dans l’ouest du pays. « Le terme safe supply, c’est très chargé. Même en Colombie-Britannique, il y a beaucoup de voix dans la population médicale qui disent qu’ils ne veulent pas être des pushers de pilules », affirme la Dre Bruneau.

Pas assez, selon certains

Quoi qu’il en soit, c’est trop peu, trop tard, selon certains. Alors que la politique venait tout juste d’être mise en œuvre, La Presse s’est rendue dans la rue East Hasting, un lieu défavorisé dans le nord-est de Vancouver, pour voir comment elle était accueillie.

Sur place, trottoirs, ruelles et parcs foisonnaient de personnes démunies, intoxiquées ou en situation d’itinérance. Ici, les surdoses n’étaient pas que des chiffres. « La nuit passée, j’ai vu un gars mourir d’une overdose juste de l’autre bord de ma fenêtre », a raconté à La Presse Andy Pinchbeck, un résidant du quartier.

« Je ne pense pas grand-chose du programme [d’ordonnances de drogues sûres], a aussi affirmé Hugh Lampkin, coordonnateur de l’organisme VANDU (Vancouver Area Network of Drug Users). Tu peux seulement avoir de la drogue pour trois jours. C’est tellement irréaliste ! »

Un avis partagé par la conseillère municipale Jean Swansson : « C’est trop bureaucratique pour beaucoup de personnes. Tu dois prendre un rendez-vous avec un médecin, tu dois aller à son bureau, tu dois attendre… à chaque étape, on perd quelqu’un. »

À Montréal, Martin Pagé, directeur de l’organisme Dopamine (qui vient en aide aux toxicomanes), estime que distribuer des drogues sur ordonnance ne suffit pas.

« C’est sûr qu’il faut saluer l’initiative, mais ça ne demeure pas la réponse ultime. La réponse ultime, c’est décriminaliser la consommation de drogue, [cesser d’en faire une question de morale] et la légaliser. »

— Martin Pagé, directeur de l'organisme Dopamine

« Trop de personnes en Colombie-Britannique et au Canada sont en deuil parce qu’elles connaissent des gens qui sont morts à cause de consommation de drogues illicites, a déploré en entrevue avec La Presse Sheila Malcolmson, ministre de la Santé mentale et des Dépendances de la Colombie-Britannique et responsable de la mise sur pied de cette nouvelle politique. Nous sommes déterminés à trouver de nouvelles façons de sauver des vies pendant cette crise. »

La décriminalisation, une avenue au Canada ?

En mai dernier, la Ville de Vancouver a déposé à Santé Canada une demande d’exemption à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances dans le but de décriminaliser la possession simple de drogues illicites. Toronto fera la même demande sous peu, rapportait Le Devoir vendredi. En janvier 2021, les élus de Montréal avaient aussi voté une motion pour demander au gouvernement fédéral de décriminaliser l’usage de drogue à des fins personnelles.

À l’été 2020 déjà, la directrice de la santé publique du Canada, la Dre Theresa Tam, affirmait qu’une discussion nationale sur la décriminalisation des drogues devait avoir lieu pour faire face à la crise des opioïdes. « On parle de 23 000 morts depuis 2016 [au Canada]. Est-ce qu’on endurerait ça pour n’importe quelle autre maladie ? se demande la Dre Julie Bruneau, du CHUM. C’est sûr qu’on ne peut pas rester dans le statu quo et continuer à faire ce qu’on fait déjà, ajoute-t-elle. Mais peu importe ce qu’on décide de faire, faisons-le bien, avec suffisamment d’investissements et des outils pour en mesurer l’impact. »

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