Le Pen, les chats et l’extrême droite

Que Marine Le Pen gagne ou perde dimanche, l’extrême droite sort gagnante de la campagne présidentielle française qui a pris fin. Elle est plus que jamais normalisée. Tant et si bien que nombreux sont ceux qui hésitent à appeler un chat un chat et l’extrême droite l’extrême droite.

« On peut bien l’appeler minou, mais ça reste un chat », me dit David Morin, professeur à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke et spécialiste de l’extrême droite, en citant la boutade d’un de ses étudiants.

D’emblée, quand on parle d’« extrême droite » aujourd’hui, on pense aux skinheads, aux néonazis et autres néofascistes. Une image très galvaudée qui, a priori, peut paraître très éloignée de celle d’une Marine Le Pen tout sourire en tailleur pantalon qui s’attendrit devant un chaton.

Mais en réservant l’étiquette d’extrême droite à ceux qui en portent les habits traditionnels, on fait abstraction du fait qu’à côté, une nouvelle extrême droite s’est constituée au cours des dernières décennies, souligne le professeur Morin.

« Cette nouvelle extrême droite, elle est en costard cravate. C’est de jeunes cadres dynamiques. C’est des petits artisans. C’est des médias alternatifs et des gens parfois aussi instruits qui ont justement essayé de rebâtir l’extrême droite de manière plus politiquement correcte. Ils l’ont fait en essayant par exemple de remplacer des termes comme “race” par des termes comme “culture”. »

Ils se défendent bien de dire qu’il existerait une « race » supérieure. Ils disent plutôt qu’il y a une culture supérieure à l’autre et que certaines cultures sont incompatibles avec la civilisation française, entraînant des risques d’« ensauvagement ». Je ne suis pas raciste, voyons. Je suis juste d’une culture civilisée supérieure…

« Tout ça fait partie de l’essor de la nouvelle droite alternative, notamment née aux États-Unis avec l’alt-right, qui vise justement à essayer de se libérer de la chape de plomb qui pesait sur l’image que l’on se faisait de l’extrême droite habituelle, néonazie, pour se rebâtir sur autre chose. »

– David Morin, professeur à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke

Avec son entreprise de dédiabolisation, Marine Le Pen a usé des mêmes tactiques, observe David Morin. Elle a tenté de brouiller les cartes avec une stratégie de « confusionnisme », symptomatique de la droite radicale, consistant à envoyer des messages contradictoires pour éviter d’être associée à l’extrême droite.

La stratégie a extrêmement bien fonctionné. Sous Marine Le Pen, le Front national fondé par son père Jean-Marie a revêtu des habits tout neufs. Le « front » est devenu « rassemblement ». Marine Le Pen est devenue juste « Marine », se délestant de la connotation négative associée au nom de son père, tortionnaire pendant la guerre d’Algérie, raciste et antisémite notoire. Elle présente dans les médias une image d’une femme souriante, qui aime le peuple et les chats. Elle enrobe ses idées dangereuses d’un nouveau vocabulaire. Elle récuse l’étiquette d’extrême droite.

S’il n’y a pas de consensus dans le milieu universitaire au sujet de ce qui correspond à cette étiquette, pour le politologue David Morin, il est assez clair que le programme du Rassemblement national constitue un programme d’extrême droite. C’est aussi la conclusion à laquelle arrive le quotidien Le Monde en scrutant à la loupe son projet. « Un programme fondamentalement d’extrême droite derrière une image adoucie », écrit-on.

David Morin résume la chose de façon plus imagée. « C’est peut-être un Coca Light, mais ça reste du Coca à la base… »

De quoi est composée cette boisson ?

« Si on reprend la définition classique de l’extrême droite, c’est l’idée d’une communauté nationale qui est un peu mythifiée, assiégée, attaquée de l’intérieur et de l’extérieur. Une communauté qu’il faut protéger à la fois contre les étrangers à l’extérieur et les progressistes à l’intérieur. »

C’est exactement ce que défend Le Pen : l’idée d’un combat opposant des nationalistes, qui défendent la « pureté » originelle d’un pays, et des mondialistes, qui le menacent avec des corps étrangers.

On note aussi au Rassemblement national un autre élément caractéristique de l’extrême droite même s’il ne lui est pas exclusif : un discours populiste qui oppose le peuple et les élites prédatrices. Ajoutez à ça l’idée d’un certain État policier – Marine Le Pen veut donner une présomption de légitime défense aux policiers français, que l’on sait plus enclins à voter à l’extrême droite que le reste de la population. Ou encore ce projet de « préférence nationale », visant à créer un système politique et social à deux vitesses où ceux que l’on considère comme de « vrais » Français auront plus de droits que les autres. (Ce qui n’est pas sans rappeler les slogans emblématiques du Front national de Jean-Marie Le Pen – [« Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés de trop. La France et les Français d’abord »]).

Bref, tous ces ingrédients mis ensemble – et la liste ici est loin d’être exhaustive – montrent bien qu’en dépit de la stratégie de dédiabolisation, le diable, lui, se porte assez bien, merci.

La candidature d’Éric Zemmour, avec un discours plus ouvertement extrémiste et raciste, a par ailleurs rendu un grand service à Marine Le Pen. « Cela a permis à Le Pen d’adoucir un petit peu son discours d’extrême droite, de le réhumaniser », souligne David Morin.

Alors que Zemmour ne se gêne pas par exemple pour dire à une jeune Française d’origine sénégalaise sur un plateau de télé qu’il ne l’aurait pas laissée rentrer au pays, Le Pen promet plutôt de regarder ça au cas par cas. En les comparant, des électeurs se disent : « Elle est quand même moins pire que Zemmour ! »

Quant à ceux qui ont voté Zemmour au premier tour, si les sondages disent vrai, ils seront nombreux à se rabattre sur sa version Coke diète, tout aussi imbuvable. Et qu’importe l’issue du scrutin présidentiel, malheureusement, tout indique que ceux qui ont bu boiront.

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