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Le sucre rend-il accro comme la cocaïne ?

En ce jour de légalisation du cannabis, un chercheur français de passage à Montréal lance un message. Une drogue provoque des ravages dans nos sociétés, et elle est légale depuis toujours : le sucre. Serge Ahmed, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique, à Bordeaux, défend même la thèse – controversée – que le sucre crée une dépendance comme la cocaïne. Entretien.

Vous affirmez que le sucre est une drogue. Qu’est-ce qui soutient cette thèse ?

Ce n’est pas une thèse, mais une hypothèse générale. L’idée est que le sucre agit sur le circuit de la récompense dans le cerveau, qu’il le modifie de façon durable et qu’il conduit, chez certains individus, vers une addiction. C’est la même chose que pour la cocaïne, l’héroïne, l’alcool, le cannabis et la nicotine.

Certains chercheurs affirment plutôt que les drogues piratent le système de récompense pour le détourner de son fonctionnement normal, alors que la nourriture ou les relations sexuelles le stimulent, certes, mais de façon normale.

C’est vrai, mais je parle ici de saccharose, donc de sucre ajouté à des concentrations anormales. Dans un soda, par exemple, le sucre est dilué dans l’eau. Il passe ainsi très rapidement dans le sang et donc le cerveau. Il provoque une hyperglycémie qui monte très vite et retombe aussi très rapidement. On se retrouve donc avec une amplification de phénomènes normaux. Le circuit de la récompense est stimulé de façon artificielle.

L’idée que le sucre est une drogue est scientifiquement controversée.

Bien sûr, mais il faut faire une nuance. Je ne crois pas que le fait que le sucre stimule le circuit de la récompense de manière artificielle comme le fait une drogue soit controversé. La controverse vient de l’aspect addictif.

Sur quoi vous basez-vous pour dire que le sucre crée une dépendance ?

Dans nos études, nous avons pris des rats qui ont consommé de la cocaïne pendant des semaines et qui ont escaladé leur consommation. Puis, quand on leur donne le choix entre une dose intraveineuse de cocaïne et une boisson sucrée à la concentration d’un cola, les rats arrêtent la coke pour choisir la boisson sucrée. Je ne dis pas qu’il faut appliquer ça à l’homme et je ne dis pas que c’est une preuve. Mais c’est un indice, et quand on les met tous ensemble, ça prend de l’ampleur.

Quels sont les autres indices en faveur d’une dépendance ?

On diagnostique une addiction par les comportements. Or, avec le sucre, on voit des gens qui finissent par manger plus que ce qu’ils avaient l’intention de manger avant de commencer ; qui ont un désir persistant de réduire leur consommation, mais qui n’y arrivent pas, même s’ils sont conscients des conséquences négatives ; qui vivent même du sevrage affectif – certaines personnes qui cessent de manger des produits riches en sucre vivent beaucoup d’anxiété et d’irritabilité. Ce sont des symptômes établis d’addiction. Certains veulent qu’on appelle ça plutôt un trouble du comportement alimentaire. Qu’ils appellent ça comme ils veulent, mais je pense qu’on est dans une guerre de mots.

On pourrait plaider que le problème n’est pas le sucre, mais la nourriture en général. Les gens aiment aussi beaucoup le gras et le sel, par exemple.

C’est vrai. Mais on note que le gras seul n’amène pas tant de problèmes. Des études montrent que le gras seul n’active pas le système de la récompense, ou alors très faiblement. Alors que le sucre seul l’active très fortement, et la combinaison sucre et gras booste cette activation – peut-être parce que le gras change la façon dont le sucre stimule les récepteurs gustatifs. Quant au sel, je ne pense pas qu’on puisse parler d’addiction. Dès qu’on dépasse un certain seuil, le sel crée une aversion. Ce n’est pas le cas avec le sucre. On ajoute du sucre partout et ce n’est pas pour rien : c’est parce qu’il stimule la consommation.

Ce n’est pas tout le monde, pourtant, qui devient accro.

C’est comme avec toutes les drogues. La proportion de gens qui développent une réelle dépendance, au sens clinique du terme, dépend de la substance. Avec le sucre, c’est entre 5 et 10 %. C’est de 30 à 40 % pour la nicotine, entre 7 et 9 % pour l’alcool, entre 35 et 50 % pour l’héroïne, entre 15 et 20 % pour la cocaïne. Mais le nombre de gens exposés au sucre est beaucoup plus grand.

Certains plaident que des gens se prostituent pour obtenir de la cocaïne, alors qu’on n’a jamais vu qui que ce soit se prostituer pour une sucrerie.

Ces critiques sont légitimes, mais, à mon avis, mal fondées. D’abord, la prostitution ne touche qu’une petite partie des consommateurs dépendants. Ensuite, cela concerne une substance illégale. Regardez l’alcool. Connaissez-vous beaucoup de gens qui se prostituent pour se procurer de l’alcool ? Non, parce que l’alcool est légal et facilement accessible. Imaginez maintenant une société qui interdit complètement le sucre. Je suis convaincu qu’il y aurait une faible minorité de gens qui seraient capables d’aller très loin pour en obtenir.

On ne peut faire de surdose de sucre, pourtant, alors qu’on peut faire des surdoses de cocaïne.

Je ne dis pas le contraire. Il ne semble pas, pour le sucre, exister de dose maximale tolérable. Par contre, le sucre peut rendre malade – pensez au diabète. C’est une substance qui n’est pas toxique de façon aiguë, mais chronique.

Qu’est-ce qui permettrait de trancher le débat ?

Il faut continuer les recherches et comprendre les effets à long terme du sucre sur l’architecture des cellules neuronales du cerveau. Il y a deux ou trois laboratoires américains qui ont analysé la morphologie des cellules nerveuses chez l’animal après une consommation chronique de saccharose. Et ils ont trouvé un changement dans l’architecture neuronale comme on le voit avec les drogues. La dépendance au sucre est une vraie question et il ne faut surtout pas la bloquer.

Serge Ahmed prononcera ce soir une conférence organisée par le Cœur des sciences de l’UQAM intitulée Le sucre : une substance nommée désir.

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