Covid-19

Montré du doigt pour la mort de 31 résidants du CHSLD Herron, le Groupe Katasa défend sa gestion. Pour sa part, la Dre Nadine Larente raconte comment elle et sa famille sont venues en aide à des aînés laissés à leur sort.

Chronique

Au front, avec la famille

Ce que la Dre Nadine Larente a vu au CHSLD Herron

Vous connaissez l’histoire terrible du délabrement du CHSLD privé Herron, révélée par la Montreal Gazette le week-end dernier. Je veux vous raconter ce que la première employée du CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal a découvert en arrivant au CHSLD.

C’était le 29 mars. La Dre Nadine Larente, directrice des services professionnels du CIUSSS, a reçu un appel qui l’a intriguée : « La médecin rattachée à ce CHSLD m’a dit qu’elle n’arrivait pas à parler à quelqu’un à Herron. Elle m’a dit : “On dirait qu’il n’y a personne…” »

Il y a pourtant 130 résidants qui habitent Herron. La Dre Larente n’a fait ni une ni deux : elle a sauté dans sa voiture et s’est rendue sur place.

Ce qu’elle a découvert à 16 h 30, ce dimanche-là, l’a renversée. 

« Il y avait deux préposés aux bénéficiaires et une infirmière auxiliaire pour 130 résidants. Bien en deçà des ratios de jour, qui devraient être de 5 infirmières, de 22 préposés et de quelques infirmières auxiliaires… »

— La Dre Nadine Larente, directrice des services professionnels du CIUSSS

Le sous-effectif paraissait : les plateaux du repas du midi avaient été déposés sur le sol des chambres. Les assiettes étaient pour la plupart intouchées ; bien des résidants ont des problèmes de mobilité et ne peuvent pas se pencher pour ramasser un plateau. Et les couches des résidants n’avaient pas été changées de la journée…

La Dre Nadine Larente a rapidement pris conscience du chaos ambiant et de l’urgence de la situation : ces personnes devaient être soignées et nourries.

Elle avait besoin d’aide immédiatement, là, maintenant. Elle a fait un premier appel, s’est tournée vers… sa famille.

« Il fallait agir maintenant. J’ai appelé mes trois enfants et mon conjoint pour qu’ils viennent tout de suite m’aider à nourrir les résidants, c’était urgent… Je leur ai juste dit : “On a besoin d’aide, on ne peut pas laisser des personnes âgées comme ça, on a besoin d’aide pour les aider à manger.” »

J’appuie sur « pause », ici.

J’avais entendu au cours du week-end l’histoire hallucinante d’une employée du CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal qui avait appelé sa famille en renfort pour aider à nourrir les résidants de Herron, le fameux soir du 29 mars. J’ai fait des appels, j’ai tenté de la retracer. Et, lundi soir, j’ai enfin pu parler à la Dre Larente, qui était ébranlée par cette saga. Elle a confirmé l’histoire.

« J’ai demandé à mes enfants de passer les cabarets aux résidants et d’aider à les nourrir.

— Vous avez combien d’enfants, Dre Larente ?

— Trois.

— Ils ont quel âge ?

— Ils ont 13, 15 et 17 ans. Ils sont venus avec mon conjoint. »

C’est donc la famille de la Dre Nadine Larente, ce dimanche-là, qui a nourri les résidants de deux des trois étages du CHSLD Herron, à Dorval.

Avant l’arrivée de sa famille, la Dre Larente a bien sûr fait un autre appel, au CIUSSS, pour sonner l’alerte. Deux directrices sont arrivées, puis une infirmière volontaire de l’Hôpital Douglas.

Nadine Larente, qui est passée du côté gestion depuis quelques années – elle est gériatre –, est rapidement passée à la médecine, faisant le tour des chambres pour ausculter des résidants. 

« L’infirmière de Douglas est arrivée, elle m’a aidée. On est passées en mode soins. »

Elles ont aussi changé des couches.

Une préposée envoyée par le CIUSSS est arrivée pour prêter main-forte.

« Aviez-vous déjà vu une situation semblable ?

— Non, jamais. »

Au bout du fil, Nadine Larente m’explique qu’en ces temps de pandémie, la pénurie de personnel habituelle dans les CHSLD s’est aggravée. « J’ai fait le tour de nombreux CHSLD, et la situation est difficile. Mais les besoins de base étaient remplis : les gens étaient nourris, lavés, couchés, recevaient leurs médicaments, leurs couches étaient changées. Mais à Herron, ce soir-là, les besoins de base n’étaient pas comblés… »

La Dre Larente a constaté qu’au moins un résidant affichait des symptômes d’infection à la COVID-19. En parlant avec des employés du CHSLD Herron, elle a compris que l’essentiel du personnel avait déserté les lieux le vendredi et le samedi, à cause de la présence du coronavirus.

La Dre Larente a eu des contacts avec Samantha Chowieri, la propriétaire, qui était sur place à son arrivée. Mais elle s’est rapidement consacrée aux soins ; ce sont d’autres employés du CIUSSS qui ont composé avec Mme Chowieri. La Dre Larente note quand même que le système de médicaments à donner aux résidants était difficile à comprendre, ce qui a compliqué les choses, ce soir-là.

On sait maintenant que, depuis un mois, une trentaine de résidants du CHSLD Herron sont morts, bien plus que les quatre qui, d’ordinaire, y meurent chaque mois. L’histoire a ému le Québec et mis en relief la vulnérabilité des CHSLD aux éclosions de coronavirus.

Il y a des enquêtes sur ce qui a pu déraper à ce point au CHSLD Herron – propriété du Groupe Katasa, de Gatineau –, il y en a trois : une enquête de la Santé publique, du coroner et de la police de Montréal.

Mais en entrevue, la Dre Larente ne voulait pas s’étendre là-dessus : si elle acceptait de me parler, c’était pour dire à quel point ce soir-là, le 29 mars, des personnes se sont unies pour aider les personnes âgées de Herron.

Et la Dre Larente m’a confirmé une autre info que j’avais entendue pendant le week-end : oui, une personne dépêchée par le CIUSSS le 29 mars a contracté la COVID-19.

« Et vos enfants ?

— Non, ils sont O.K. Mon conjoint aussi. Je m’en serais tellement voulu… »

Le conjoint de la Dre Larente est reparti avec les deux plus jeunes vers 21 h. La fille aînée est restée. « Elle a aidé des résidants à manger, elle a écouté ceux qui avaient besoin de parler… »

Nadine Larente et sa fille sont parties vers 1 h du matin.

Je demande à Nadine Larente quel était son état d’esprit quand, dans la nuit de dimanche à lundi, après ces heures frénétiques au CHSLD Herron, elle est revenue chez elle.

La réponse tient en un mot : « Bouleversée. »

Elle termine en me faisant une demande : rappeler que le site JeContribue (1) recrute des Québécois qui voudraient aider les personnes âgées. « Nous avons besoin d’aide. »

***

Il y aura des enquêtes sur ce qui s’est passé au CHSLD Herron, comme il y en aura sur ce qui s’est passé dans le réseau québécois de la santé et des services sociaux pendant la pandémie de 2020.

On se concentrera bien sûr sur ce qui aura déraillé, pour éviter que ça ne déraille encore.

Mais il faudra se souvenir, aussi, de l’héroïsme de certaines personnes.

Et, des fois – l’histoire de la Dre Larente en est un exemple extraordinaire –, de celui de leurs familles.

ET LES FAMILLES DES RÉSIDANTS ?

Vous avez été nombreux à m’écrire pour me demander, dimanche, mais où diable étaient les familles des résidants du CHSLD privé Herron ? N’avaient-ils pas constaté le délabrement des lieux ?

Réponse : les visites en CHSLD sont interdites depuis le 14 mars.

Les familles des résidants du CHSLD Herron ne pouvaient donc pas savoir ce qui s’y passait.

CHSLD Herron

« On a fait ce qu’on pouvait »

La situation était catastrophique au CHSLD privé Herron de Dorval ; les propriétaires le disent eux-mêmes. Mais ils refusent de porter l’entière responsabilité des 31 décès survenus depuis le 13 mars et se défendent de ne pas collaborer avec le CIUSSS qui assure sa tutelle depuis le 29 mars.

« C’était le chaos total. On était à gauche, à droite. On a environ 100 employés et, du jour au lendemain, il en manquait la moitié sur le plancher », raconte Katherine Chowieri, copropriétaire et gestionnaire, avec ses sœurs et son père, du Groupe Katasa, dont fait partie la résidence Herron. « Les employés n’ont pas déserté. On vivait une crise de pandémie. »

Le problème de recrutement au CHSLD Herron existait avant la pandémie – comme dans de nombreux milieux de soins longue durée. La direction plaide qu’un premier cas positif de COVID-19 le 27 mars a fait basculer le fragile équilibre ; suivant les conseils d’Info-Santé, ceux qui croyaient avoir été en contact avec ledit cas se sont mis en quarantaine.

« Le 28 mars, ma sœur [Samantha Chowieri, copropriétaire] était sur place et a constaté que les gens ne rentraient pas travailler. Son chum et elle changeaient eux-mêmes les couches », raconte-t-elle, disant qu’elles pensaient à ce moment-là « être capables de remonter la côte ».

Le lendemain, le 29 mars, Samantha Chowieri échange des messages textes avec des représentantes du CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île et les informe de son manque criant de personnel et d’équipements. « Nous n’avons pas d’infirmière pour cette nuit. SVP, appelez-moi parce que nous ne pouvons pas donner les services de base. Aucune des agences ne veut venir. »

Ce soir-là, le CHSLD est placé sous tutelle. Dans un courriel envoyé le lendemain, Samantha Chowieri demande à Lynne McVey, directrice générale du CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, des précisions sur le rôle que la direction a à jouer et offre son entière collaboration pour la suite. La Presse n’a pas lu le message initial envoyé par le CIUSSS, mais Mme Chowieri semble aussi se justifier.

« J’aimerais simplement clarifier que je suis la propriétaire et que j’étais sur les lieux. Nous avons eu une réduction de l’effectif énorme avec le premier cas diagnostiqué [le vendredi 27 mars] positif cette semaine et le directeur général ayant démontré des symptômes de COVID-19 [maintenant en quarantaine]. […] Cette pandémie est une zone grise et de peur pour tous », peut-on lire.

Vendredi dernier, La Presse a rapporté que des résidants du CHSLD Herron avaient été retrouvés dans un état lamentable – affamés, déshydratés, souillés – à l’arrivée des renforts du CIUSSS. Un médecin parmi les premiers arrivés sur place après le 29 mars en témoigne encore aujourd’hui (voir autre texte). La direction dit avoir agi au meilleur de ses capacités.

« On était en crise, surtout le 28 mars. Le 29, on n’a pas laissé passer 48 heures pour joindre le CIUSSS. On a fait notre possible pour contrôler la situation. On a dit au CIUSSS que ça n’allait vraiment pas bien. On a fait ce qu’on pouvait pour dire qu’on avait besoin d’aide pour assurer les soins et services, pour assurer la sécurité des résidants. »

— Katherine Chowieri, copropriétaire et gestionnaire du Groupe Katasa

Au premier ministre, qui a déclaré lundi qu’avec des « loyers [qui] variaient de 3000 $ à 10 000 $ par mois […], le CHSLD aurait dû être capable de payer des bons salaires pour garder son monde », Mme Chowieri répond que les employés syndiqués « ont eu des augmentations de salaire dans les dernières années, et le salaire des préposés aux bénéficiaires et du personnel de soin a été augmenté pour la crise ».

« Ils étaient payés près de 20 $ de l’heure. Je ne vois pas ce qu’on aurait pu faire d’autre. Le problème de recrutement était vraiment lié à la COVID. »

Dire la vérité

Lundi, le premier ministre François Legault a accusé le Groupe Katasa d’avoir menti sur les réels problèmes l’ayant forcé à demander l’aide du CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal. Vendredi, il a appris que 31 résidants avaient perdu la vie depuis le 13 mars, dont au moins 5 à cause de la COVID-19.

« La première chose qu’aurait dû faire la directrice du CHSLD Herron, c’est de dire la vérité, qu’il y avait eu 31 morts. Je pense qu’il y a une différence entre dire au CIUSSS : “Il manque de personnel”, puis de dire au CIUSSS : “Bien, j’ai eu 31 morts en quelques semaines, là” », a déclaré M. Legault en conférence de presse.

Les propriétaires de la résidence se défendent d’avoir caché quelque information.

« On avait un seul décès relié à la COVID-19 en date du 29 mars, et deux cas de COVID positifs. S’il y a eu d’autres décès par la suite, c’est arrivé sous la tutelle du CIUSSS. »

— Katherine Chowieri, copropriétaire et gestionnaire du Groupe Katasa

Le Bureau du coroner fait enquête pour déterminer la cause de chacun des décès depuis le 13 mars. Le SPVM et la Santé publique mènent aussi une enquête de leur côté.

« On veut juste que les vrais faits soient dits. Peut-être, oui, qu’il y a des choses qu’on aurait pu faire mieux, mais le CIUSSS doit aussi prendre sa part de responsabilité. Ça ne doit pas tomber juste sur nous », soulève Mme Chowieri.

Échanges acrimonieux

Depuis le début de la mise sous tutelle, la situation s’est envenimée entre le CIUSSS et la direction du CHSLD Herron. Le CIUSSS accuse le Groupe Katasa de ne pas collaborer. 

À titre d’exemple, le 4 avril, Samantha Chowieri a envoyé un courriel au CIUSSS contenant les horaires jusqu’au 6 avril. Elle avise : « On continue de confirmer les horaires avec les employés sur une base journalière (et même par quart). Aussitôt qu’on peut avoir plus de lignes directives et d’informations, on pourrait améliorer la collaboration. »

Le lendemain, une mise en demeure est envoyée au Groupe Katasa, dans laquelle les avocats du CIUSSS lui reprochent d’être « incapable d’informer [le CIUSSS] du personnel qui sera présent dans les jours à venir, des absences prévues et des besoins à combler ».

La résidence a été placée sous tutelle en raison de son personnel insuffisant, mais la tâche de gestion des horaires lui revient encore.

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