La Presse au Liban

« On ne sait pas ce qui nous attend »

Alors que des affrontements à la frontière israélo-libanaise se multiplient, les résidants des principales villes du Sud, Saïda et Tyr, redoutent l’ouverture d’un second front au Liban et une répétition du scénario de l’été 2006.

Dans le vieux souk de Saïda, en ce dimanche pluvieux, ce n’est pas l’affluence des grands jours. Dans une minuscule boutique de prêt-à-porter, un couple garde les yeux rivés sur la télévision, qui transmet en continu les raids israéliens sur la bande de Gaza.

Un vieil homme assis sur une chaise en plastique face à la télé fait courir lentement son pouce le long de sa gorge. « Il pense qu’Israël va tous les tuer », traduit Wissam, le propriétaire de la boutique, le regard fuyant. « C’est horrible ce qu’il se passe là-bas. Est-ce que ça va s’étendre jusque chez nous ? »

La guerre a pris le monde au dépourvu le 7 octobre dernier. À Saïda, ville antique d’environ 60 000 habitants posée sur la mer Méditerranée, l’inquiétude grandit au fur et à mesure que les combats s’intensifient à la frontière avec Israël, à environ 50 kilomètres au sud.

Depuis le début de l’opération du Hamas (« déluge d’Al-Aqsa »), les bombardements sont quotidiens entre l’armée israélienne et le Hezbollah, la puissante milice chiite libanaise parrainée par l’Iran. Celle-ci a fixé comme ligne rouge une opération militaire terrestre dans la bande de Gaza.

Si les combats restent pour l’heure concentrés aux abords de la frontière, le silence du leader du Hezbollah, Hassan Nasralah, muet depuis le début du conflit, laisse planer le doute sur la possibilité d’un embrasement régional, alors que le pays, sans président ni gouvernement depuis plus d’un an, traverse la pire crise économique de son histoire.

Ce matin-là, les affrontements se sont intensifiés à la frontière et plusieurs civils ont été tués. Deux jours plus tôt, un groupe de journalistes a été pris pour cible par l’armée israélienne, qui a tué Issam Abdallah, journaliste de Reuters, et en a blessé six autres.

La guerre des autres

« La guerre n’engendre que la destruction, il n’y a jamais de vainqueur », résume gravement Amal, 49 ans. Cette enseignante d’une école de Saïda sait de quoi elle parle. Pour elle comme pour tout le monde, les évènements à la frontière ravivent de douloureux souvenirs. La dernière fois, c’était à l’été 2006.

Après la mort de huit soldats israéliens et la capture de deux autres à la frontière par le Parti de Dieu (l’autre nom du Hezbollah), l’État hébreu a lancé une offensive de grande ampleur sur le pays, l’opération « Juste rétribution », censée annihiler les infrastructures militaires du Hezbollah. Elle s'est soldée par un échec, mais est restée un traumatisme collectif pour les Libanais. Elle est intervenue six ans seulement après le retrait des troupes israéliennes qui occupaient le sud du pays depuis 1985.

« Saïda a été bombardé à quatre reprises en 2006. Quelques jours avant le début de la guerre, j’étais partie avec ma fille en vacances à Beyrouth. Mon mari est arrivé, j’étais surprise de le voir nous rejoindre si tôt. Il a juste dit : “Je vois que tu n’as pas allumé la télé.” »

Amal n’est rentrée chez elle qu’un mois plus tard. Entre-temps, un million de personnes ont été déplacées et 1200 Libanais – surtout des civils – et 160 Israéliens sont morts.

À la différence des Beyrouthins, qui ont senti venir le danger le matin du 7 octobre, Amal a commencé à préparer ses valises et son passeport il y a trois mois, quand des affrontements ont eu lieu à Aïn el-Héloué, le plus grand des 12 camps palestiniens que compte le Liban, en périphérie de Saïda. Des affrontements entre le Hamas et le Fatah y ont fait une vingtaine de victimes.

« J’ai vécu ma vie en faisant mes valises. Mon enfance pendant la guerre du Liban [1970-1990] a été rythmée par les départs entre Saïda, Beyrouth, le Nord, le Sud en fonction du danger. » Elle se souvient encore des chars d’assaut israéliens qui se déplaçaient autour du village la nuit pendant l’occupation alors qu’elle avait 10 ans.

« Le Liban vit à nouveau “une guerre des autres”, ça a toujours été comme ça. C’est un petit pays et tout le monde veut faire la guerre ici. On nous appelle la porte de l’Orient, je peux vous dire qu’on regrette de l’être. Mon plus grand remords, c’est d’avoir transmis à ma fille cet attachement à la terre natale. »

« On ne sait pas si une guerre va éclater »

Tyr, 30 km plus au sud. Sur le vieux port phénicien, des pêcheurs rabotent leurs filets comme ils le font depuis l’Antiquité. Plus loin, un couple de jeunes Libanais, tout juste marié, prend la pose devant les ruines de la cité antique. La frontière israélienne n’est qu’à une vingtaine de kilomètres de cette ville à majorité chiite et malgré ses airs de cité méridionale décontractée, la pression est omniprésente.

De « Dar Alma », sa magnifique maison d’hôtes avec vue sur la mer, accolée au vieux port, Philippe Tabet termine une réunion avec son équipe. « Nous avons ouvert en 2015, c’est la première fois qu’on fait face à une situation aussi difficile. Les deux dernières semaines, on n’a pas eu un seul client et 20 000 $ d’annulations », explique celui dont la famille habite la ville depuis trois générations.

Il possède deux autres maisons d’hôtes qu’il a décidé de fermer provisoirement ainsi que deux restaurants dans la ville. Depuis le début du conflit, il estime la baisse de la fréquentation de ses restaurants à 80-90 %.

« Les locaux ne viennent plus. Une partie d’entre eux s’est réfugiée à Beyrouth et l’autre ne sort plus. Ce statu quo est très déstabilisant pour tout le monde parce qu’on ne sait pas ce qui nous attend. On ne sait pas si une guerre va éclater ni si ça va finir dans une semaine ou dans six mois. La seule chose qu’on sait, c’est que les pays arabes ne viendront pas nous aider comme en 2006, cette fois-ci », ajoute-t-il.

Même inquiétude à El Boutique, un hôtel en bord de mer. Le propriétaire, Youssef Hadid, a 30 ans. Il en avait 14 en plein cœur de l’été 2006, quand, alors qu’il se baignait sur une plage de Tyr, il a vu des tirs d’artillerie partir en direction d’un bateau en face de la plage dont il ignorait alors qu’il était israélien.

« Personne ne veut la guerre aujourd’hui au Liban. Le pays traverse une énorme crise économique. Il y a eu la COVID, l’explosion du port de Beyrouth. Personne n’a la force de rentrer dans un nouveau conflit », explique-t-il de la terrasse vide de son hôtel. « Pendant la guerre dans les années 1980, les Israéliens ont bombardé sept fois le supermarché de mon père. Sept fois, il l’a reconstruit. »

Quatre combattants du Hezbollah tués

Les tensions entre le Hezbollah pro-iranien du Liban et Israël ont monté d’un cran mardi. Le Hezbollah a affirmé que quatre autres de ses combattants avaient été tués, pour un total de neuf victimes dans ses rangs depuis le 7 octobre. L’armée israélienne soutient de fait avoir tué quatre terroristes et avoir détecté « une cellule terroriste tentant de franchir la barrière de sécurité avec le Liban et de poser un engin explosif ».

— Louise Leduc, La Presse

Communauté libanaise du Québec

« Tout le monde a peur »

Le Liban se dirige-t-il vers une guerre avec Israël ? Cette question terrifie les membres de la communauté libanaise du Québec interrogés par La Presse, qui redoutent une escalade régionale de la guerre entre Israël et le Hamas.

« Tout le monde a peur, tout le monde est inquiet », confie Marie-Joëlle Zahar, professeure de science politique à l’Université de Montréal, jointe au téléphone au Liban, où elle s’est rendue le week-end dernier pour visiter sa famille.

« Tout le monde dans la région, que ce soit au Liban, en Jordanie, tout le monde dans la région s’inquiète. Parce que l’éventuel élargissement de la zone de conflit, si ça arrive, on ne sait pas où ça s’arrêtera. »

— Marie-Joëlle Zahar, professeure de science politique à l’Université de Montréal

Mme Zahar ne sera sans doute pas là pour le subir puisqu’elle prévoit rentrer au Québec dans quelques jours.

« C’est un déchirement parce que j’ai de la famille ici, se désole-t-elle. Je suis certaine que toutes les personnes qui sont dans ma situation vivent un peu le même déchirement. Si jamais le conflit venait à s’étendre, je serais mortellement inquiète pour les miens. »

Elle ajoute que, malheureusement, peu de Libanais ont le loisir de quitter le pays.

« Les gens qui sont au Liban vivent une crise économique monstrueuse depuis cinq ans », explique la professeure, qui mène des recherches sur la violence politique depuis plus de dix ans.

« Leur monnaie n’a plus de valeur, leurs avoirs ont disparu dans les banques, la plupart des gens qui sont ici sont prisonniers du pays. Ils n’ont pas le loisir de partir. Puis, la réalité aussi, c’est que nous sommes dans une région où l’émission de visas est compliquée. »

« Je suis énormément stressée »

Ruby Dagher, professeure à l’École de développement international et mondialisation de l’Université d’Ottawa, vient aussi du Liban, où vivent son père et plusieurs autres membres de sa famille.

« En tant qu’humaine, je ne peux pas comprendre ce qui arrive, surtout le nombre de personnes tuées, l’agressivité et le fait qu’il y a très peu de gens qui disent : arrêtez, arrêtez, arrêtez, dit-elle. Je ne peux pas comprendre le niveau de vengeance qui existe actuellement. Je suis énormément stressée. Je passe mon temps à parler avec mon père. »

Selon Mme Dagher, les gens, au Liban, s’attendent « à quelque chose de vraiment grave ».

« Ça peut exploser à tout moment », croit-elle.

« Si le Liban entre en guerre contre Israël, ça va être pire que lors du conflit de 2006 parce que l’armée libanaise ne peut rien faire, note la professeure. Elle n’a pas les outils pour faire la guerre. Ça va être le Hezbollah [un allié du Hamas]. Donc, Israël va répondre avec un niveau de frappe qui est énorme. Plus que ce qu’on a vu en 2006. »

Elle ajoute que « c’est impossible de voir autant de souffrance sans rien faire ».

« Je ne suis pas antisémite. Je pense que les gens qui ont fait ça ont tort des deux côtés. Je regarde ça avec un point de vue humain. »

« Ce n’est pas notre guerre »

De son côté, Roland Dick, homme d’affaires et président de l’Union libanaise culturelle mondiale, au Québec, estime que cette guerre n’est pas celle du Liban. L’organisme qu’il dirige est situé à Laval, une ville qui compte près de 20 000 habitants d’origine libanaise.

« Tout le monde est inquiet, assure M. Dick. Tout le monde a peur parce qu’on a payé trop cher en 2006. On aimerait bien que le gouvernement libanais mette son pied à terre et qu’il fasse cesser tous les bombardements vers Israël. »

« C’est entre le Hamas et Israël, enchaîne-t-il. Ce n’est pas notre guerre. On n’a rien à faire là-dedans. On est passé à travers ça en 2006. Ça serait bien de rester loin de tout ça cette fois-ci. On n’a pas besoin de ça au Liban. »

Naji Elzein, du restaurant libanais Garage Beirut, dans le centre-ville de Montréal, vient aussi du Liban, pays qu’il a fui après le conflit israélo-libanais de 2006 pour venir au Québec.

« C’est sûr que nous sommes inquiets, avoue-t-il. Nos familles sont là-bas, et la guerre pourrait éclater à tout moment entre le Hezbollah et Israël. Toute ma famille est là-bas. Il n’y a que moi ici. Ma mère, mes frères, mes sœurs, tout le monde est là-bas. Je suis venu ici après la guerre de 2006 avec Israël. Maintenant, l’histoire se répète. On espère que non, mais… »

78 140

Nombre de personnes originaires du Liban au Québec. Plus de la moitié sont dans la région de Montréal.

Source : Statistique Canada

34 %

Proportion de la population libano-canadienne établie au Québec.

Source : Statistique Canada

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.