La
beauté
des
mots intraduisibles

Les Japonais ont un mot pour décrire la pile de livres qui accumulent la poussière sur sa table de chevet : tsundoku.

Le sentiment d’aggraver une situation en tentant de l’améliorer ? Les Allemands l’appellent verschlimmbessern.

Toutes les langues ont leurs trésors intraduisibles. Des mots qui évoquent une émotion complexe ou qui témoignent d’une manière de vivre, sans équivalent en français.

Récemment, le populaire dictionnaire américain Merriam-Webster a sondé ses abonnés sur Twitter. « Quel mot parfait ne peut être traduit en anglais ? », a-t-il demandé.

Et les réponses – qui s’élèvent à plus de 3000 – sont savoureuses.

« Apapachar est un mot espagnol d’origine mexicaine qui vient de la langue nahuatl et qui signifie littéralement “étreindre avec l’âme” », dit l’une d’elles.

« Mon grand-père utilisait le mot finlandais sisu », fait partager un autre internaute. « Vous détestez faire une chose, mais elle doit être faite, alors vous la faites quand même », explique-t-il.

Notre réponse préférée : kabelsalat – ou littéralement « salade de câbles » en allemand – lorsque les câbles du téléviseur ou du routeur WiFi s’emmêlent dans un nœud.

Toutes les langues regorgent de ces petits bijoux, a priori impossibles à traduire.

La philosophe française Barbara Cassin, qui a dirigé l’essai Dictionnaire des intraduisibles, parlait de mots « qu’on n’arrête jamais de traduire ».

« Ce sont des mots tellement riches qu’on n’a jamais fini de les traduire. Il n’y a pas une traduction possible, mais plusieurs », explique la professeure au département de linguistique et de traduction à l’Université de Montréal Hélène Buzelin.

L’utilité des mots

Ces expressions farfelues peuvent faire sourire ou charmer, mais elles ont une réelle fonction pour leurs locuteurs.

Les mots répondent à des « besoins communicatifs », rappelle la professeure au département de linguistique à l’Université du Québec à Montréal Elizabeth Allyn Smith. « On va développer des mots précis pour des concepts qui sont d’une utilité pour nous », explique-t-elle.

Résultat, les mots intraduisibles sont souvent le reflet « des valeurs et des préoccupations » de leur société d’origine.

L’expression portugaise saudade est un exemple célèbre. Profondément ancré dans l’histoire et la culture du pays, il exprime un sentiment complexe, entre la mélancolie, la nostalgie et l’espoir.

La langue française possède aussi des mots propres à son contexte culturel, note Mme Smith. Au Québec, une personne sensible au froid est frileuse, donne-t-elle en exemple. En France, flâner est un art de vivre.

Il arrive que des mots soient aussi difficiles à traduire simplement parce qu’ils sont polysémiques, c’est-à-dire qu’ils ont plusieurs sens.

Par exemple, le terme care en anglais peut signifier se soucier, s’intéresser ou encore ressentir de l’affection pour quelqu’un ou quelque chose, selon le contexte. « Le concept de caring n’a pas vraiment d’équivalent en français si on devait traduire tous les sens dans lesquels on peut l’employer », constate Hélène Buzelin.

D’ailleurs, ce n’est pas pour rien qu’on a souvent l’impression que l’anglais a un mot pour tout.

L’anglais figure parmi les langues avec le plus d’entrées dans le dictionnaire. Et la raison est historique, explique la professeure Elizabeth Allyn Smith. À l’origine une langue germanique, l’anglais a fortement interagi avec le français, langue dérivée du latin, après la conquête normande de l’Angleterre, en 1066.

« C’est une langue kleptomane qui vole beaucoup de mots et interagit avec beaucoup de langues », ajoute Mme Smith.

L’allemand est aussi une langue propice aux mots intraduisibles, mais pour une raison purement syntaxique. « C’est une langue qui fait beaucoup de mots-valises dans lesquels ils peuvent mettre plein de concepts ensemble », explique-t-elle.

Équivalent difficile à trouver

« Les langues ne sont pas symétriques. Il n’y a presque jamais un équivalent parfait entre deux mots », résume Hélène Buzelin.

L’écrivain italien Umberto Eco disait que traduire n’est jamais que « dire presque la même chose ». Même que la traduction est souvent considérée comme une « épreuve », ajoute Mme Buzelin.

« Elle consiste à transplanter un texte qui est né dans un contexte culturel, historique et linguistique pour le rendre accessible à un autre lectorat », explique-t-elle.

Or, certains mots « résistent à la traduction », note-t-elle. Et causent des maux de tête aux traducteurs… qui n’ont pas le choix de trouver une solution.

« En tant que traducteur littéraire, on ne peut pas refuser de traduire la moindre phrase d’un texte. On se doit de respecter le texte intégral », souligne Eric Reyes Roher, traducteur franco-mexicain qui a signé la traduction de l’espagnol au français du roman Tomber, publié chez Mémoire d’encrier.

Heureusement, il existe des stratégies lorsqu’un traducteur se bute à un terme sans équivalent apparent. Lorsque le mot renvoie à une réalité culturelle, par exemple cégep, il peut simplement laisser le mot tel quel ou le traduire de façon littérale.

« Le problème est que ça risque de ne pas être compris par le lectorat. Souvent, ce qu’on va faire, c’est mettre une explication, souvent dans le corps du texte », précise Hélène Buzelin. Il est également possible de remplacer le mot par une expression plus générique, en acceptant de perdre certaines subtilités lors du transfert vers l’autre langue.

Évolution de la langue

Ce qui n’est pas un mot en français aujourd’hui peut le devenir un jour.

Les propriétaires d’une langue sont ses locuteurs, pas ses institutions comme l’Académie française ou l’Office québécois de la langue française, souligne Elizabeth Allyn Smith.

Calqué sur le nom anglais serendipity le mot sérendipité est aujourd’hui accepté en français. Il désigne, dans une jolie consonance, le fait de faire une découverte, scientifique notamment, par hasard.

« Nos besoins communicatifs changent et c’est nous qui décidons ce qu’on va emprunter ou non », conclut Mme Smith.

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