Trente Québécois signent une lettre d’appui à Amira Elghawaby

Ottawa — L’incompréhension règne entre les deux solitudes, selon le philosophe Charles Taylor, qui a signé une lettre vendredi appelant à donner à Amira Elghawaby une chance de remplir son mandat. La nouvelle représentante fédérale de la lutte contre l’islamophobie est au cœur d’une controverse depuis sa nomination il y a une semaine.

« Je crois qu’il y a beaucoup de malentendus, beaucoup de fausses idées au Canada, surtout entre les anglophones et les francophones, a fait valoir Charles Taylor en entrevue. Peut-être qu’il est temps d’affronter ça et de voir si elle est capable de comprendre que ce sont des racontars. »

Mme Elghawaby a déjà écrit que la « majorité des Québécois » semblaient « influencés par un sentiment antimusulman » dans une chronique publiée dans le quotidien Ottawa Citizen où elle s’opposait à la Loi sur la laïcité de l’État (« loi 21 »). Cette loi interdit le port de signes religieux aux employés de l’État en position d’autorité, y compris les enseignants. Elle est contestée devant les tribunaux.

« Nous sommes sensibles aux préoccupations qui ont été soulevées depuis sa nomination, mais le défi qu’elle doit relever est de taille et nous sommes d’avis qu’il faut donner la chance à Mme Elghawaby d’exercer et de remplir le mandat pour lequel elle a été nommée », écrivent les signataires. L’avocat Julius Grey et le cofondateur de la mosquée de Québec, Boufeldja Benabdallah, font également partie du nombre.

Les signataires rappellent qu’elle a présenté ses excuses et qu’elle s’est engagée à poursuivre le dialogue pour apprendre à mieux connaître les Québécois. Ils soulignent d’ailleurs que des rencontres sont prévues avec des élus québécois.

« Nous sommes prêts à contribuer à un dialogue constructif entourant ces enjeux complexes et sensibles et nous nous engageons à combattre tous les préjugés, quels qu’ils soient », concluent-ils.

Mme Elghawaby a déjà rencontré le chef du Bloc québécois Yves-François Blanchet, mercredi, avant de présenter ses excuses. Elle a également discuté jeudi avec le ministre du Patrimoine canadien, Pablo Rodriguez, qui s’était dit « profondément blessé par ses propos ». Il appuie désormais sa nomination. Elle doit également rencontrer la co-porte-parole de Québec solidaire, Manon Massé, et le député solidaire Andrés Fontecilla la semaine prochaine.

Injustices du passé

« Je ne dis pas que c’est la meilleure personne [pour occuper le poste], je dis que ça n’a pas encore été démontré qu’elle n’est pas capable de surmonter ses idées un peu primitives et fausses », a expliqué M. Taylor.

Celui qui avait coprésidé la commission Bouchard-Taylor sur les accommodements religieux en 2007 et 2008 a depuis rejeté l’une des principales recommandations de son rapport, soit celle sur l’interdiction du port de signes religieux, qui visait alors seulement les juges, les procureurs de la Couronne, les policiers, les gardiens de prison, les président et vice-présidents de l’Assemblée nationale. Elle ne s’étendait pas aux enseignants, aux fonctionnaires, aux professionnels de la santé et aux autres agents de l’État. Il se dit toujours favorable à la laïcité.

« J’ai connu Duplessis, j’ai connu le règne de l’Église catholique avec son pouvoir absolu sur la vie privée, et moi-même, j’étais écœuré de ça », a avoué l’homme de 91 ans qui est né et a grandi au Québec.

« Mais il n’y a aucune raison maintenant [pour que, par exemple], une jeune femme musulmane venant du Maroc qui n’a jamais vu le Québec, qui ne connaît pas Duplessis, ait à souffrir pour les injustices de nos aïeux. »

— Charles Taylor

La lettre est également signée par la commentatrice Anne Lagacé Dowson, ex-candidate du Nouveau Parti démocratique (NPD) en 2015, le philosophe Michel Seymour et Mohamed Labidi, qui était président de la mosquée de Québec lors de l’attentat en 2017 où six personnes ont été tuées. Ève Torres, qui avait fait les manchettes en 2021 lors du bras de fer entre Québec solidaire et son collectif antiraciste décolonial, est également signataire.

Oppositions maintenues

Le Bloc québécois a demandé jeudi l’abolition du poste d’Amira Elghawaby, malgré ses excuses, parce qu’il crée un « amalgame entre laïcité et islamophobie ». Le chef adjoint du NPD, Alexandre Boulerice, a dénoncé cette prise de position « insensée et déconnectée de la réalité des communautés musulmanes ».

La création du poste de représentante spéciale pour lutter contre l’islamophobie était l’une des recommandations du Sommet national sur l’islamophobie en 2021 en raison d’une montée des crimes haineux envers les musulmans au cours des dernières années.

Les excuses de Mme Elghawaby n’ont pas convaincu le gouvernement du Québec, qui réclame toujours sa démission. Trois des quatre partis représentés à l’Assemblée nationale estiment qu’elle ne peut pas entamer son mandat.

Le Parti libéral du Québec et le Parti québécois ont appuyé une motion en ce sens présentée par la Coalition avenir Québec mercredi. Québec solidaire s’est abstenu de voter.

Le Parti conservateur du Canada demande également la démission d’Amira Elghawaby en raison de ses « remarques anti-québécoises, anti-juives et anti-policières ». Dans une autre de ses chroniques, Mme Elghawaby suggérait de désarmer les policiers.

Amira Elghawaby doit officiellement entrer en poste le 20 février pour un mandat de quatre ans. Le décret confirmant sa nomination indique qu’elle recevra un salaire compris entre 162 700 $ et 191 300 $.

Qui est Amira Elghawaby ?

• Née en Égypte, elle a immigré au Canada avec sa mère à l’âge de 2 mois.

• Elle est titulaire d’un baccalauréat en journalisme et en droit de l’Université Carleton.

• Elle fait partie des membres fondateurs au conseil d’administration du Réseau canadien anti-haine.

• Elle a travaillé aux communications du Conseil national des musulmans canadiens.

• Elle travaille pour la Fondation canadienne des relations raciales comme directrice des communications stratégiques.

• Elle est chroniqueuse pour le Toronto Star.

Sources : Muslim in Canada et le Bureau du premier ministre du Canada

Le texte intégral de la lettre

En tant que Québécois.e.s, nous répondons à la controverse entourant la nomination d’Amira Elghawaby au poste de représentante spéciale du Canada chargée de la lutte contre l’islamophobie.

Mardi [Amira Elghawaby s’est en fait excusée mercredi, NDLR], Madame Elghawaby s’est excusée « sincèrement » pour « la manière dont ses mots ont blessé » les Québécois.es. Elle a aussi exprimé le désir de poursuivre le dialogue dans le but d’échanger et « d’apprendre ». Plusieurs rencontres avec des leaders politiques québécois sont prévues dans les jours à venir.

Nous sommes sensibles aux préoccupations qui ont été soulevées depuis sa nomination, mais le défi qu’elle doit relever est de taille et nous sommes d’avis qu’il faut donner la chance à Madame Elghawaby d’exercer et de remplir le mandat pour lequel elle a été nommée.

Nous sommes prêts à contribuer à un dialogue constructif entourant ces enjeux complexes et sensibles et nous nous engageons à combattre tous les préjugés, quels qu’ils soient.

Signataires : Charles Taylor, philosophe et professeur émérite de l’Université McGill ; Jack Jedwab, président de l’Association d’études canadiennes ; Julius Grey, avocat, expert en droits constitutionnels et humains ; Samira Laouni, présidente fondatrice du COR ; Michel Seymour, philosophe ; Boufeldja Benabdallah, cofondateur et porte-parole de la mosquée de Québec ; Linton Garner, activiste et intervenant communautaire ; Ehab Lotayef, activiste communautaire, poète et responsable informatique ; Anne Lagacé Dowson, journaliste indépendante et commentatrice ; Frank Baylis, président de « Non à la loi 21 » ; Eric Maldoff, avocat ; Joel DeBellefeuille, directeur général et fondateur de la Coalition rouge inc. ; Alain Babineau, directeur, Profilage racial et sécurité publique de la Coalition rouge ; Ève Torres, activiste communautaire ; Fareed Khan, fondateur de Canadians United Against Hate ; Ndeye Marie Fall, ancienne haut fonctionnaire à l’UNESCO et présidente du Collectif pour la promotion du patrimoine immatériel en Francophonie (CPPIF) ; Miriam Taylor, chercheuse indépendante et conseillère spéciale en relations communautaires à l’Institut Metropolis ; Lori Schubert, directrice générale de la Quebec Writers’ Federation (QWF) ; Nargess Mustapha, militante et organisatrice communautaire ; Samaa Elibyari, du Conseil canadien des femmes musulmanes de Montréal ; Toula Drimonis, chroniqueuse et auteure indépendante ; Hassan Guillet, ingénieur et avocat à la retraite ; Geoffrey Chambers, activiste communautaire ; Kerline Joseph, vice-présidente du Comité international d’orientation-CIO, Chaire UNESCO Femmes et sciences pour le développement en Haïti ; Moayed Altalibi, de l’organisation islamique AHL-ILL BAIT ; Andrew Caddell, du groupe de travail sur la politique linguistique ; Eric Pouliot-Thisdale, recherchiste au département d’histoire de l’Université de Montréal ; Éric Émond, philanthrope et intervieweur ; Mohammed Labidi, leader de la communauté musulmane de la ville de Québec ; Susan Pinker, psychologue et chroniqueuse

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