Et si les jeunes avaient raison ?
En moins de deux minutes, une scène géniale de la comédie L’œil du cyclone, à Radio-Canada, a su illustrer l’attitude singulière des plus jeunes sur le marché du travail et tous les préjugés qu’elle suscite.
Une nouvelle employée encore aux études, à peine embauchée, arrive au boulot passé 11 h, les yeux rivés sur son téléphone, comme si de rien n’était. Sa patronne la regarde de travers. Non mais, quel culot, la moitié de la journée est pratiquement passée !
Et voilà que la recrue ouvre son ordinateur portable. « Je t’ai fait un site web hier. J’ai enlevé les photos qui faisaient matante sur ta page Facebook, j’ai modifié ton logo pis j’ai amélioré ton compte Instagram. Je suis allée te chercher 673 followers. Le téléphone devrait sonner pas mal plus. »
La patronne ravale illico son envie de congédier cette jeune désinvolte qui semble avoir oublié le principe de la ponctualité. Cette représentante de la génération Z qui lui avait balancé à l’entretien d’embauche un « je peux t’essayer pendant deux semaines, mais je ne fais pas le café et je ne travaille pas les fins de semaine » bien assumé.
Le téléspectateur est forcé de rire jaune.
Car la fiction, ici, est conforme à la réalité.
Dans la vraie vie aussi, les employeurs vivent des scènes pour le moins déstabilisantes. Voire inimaginables il y a 10 ans à peine.
De nouveaux employés ne se présentent pas à leur premier jour de travail sans prévenir (un phénomène baptisé ghosting), démissionnent par texto, demandent congé pour aller à un party, exigent de télétravailler… à partir d’un autre pays.
Les entreprises ont affaire à une génération dont les comportements sont inédits dans l’histoire du travail. Une génération qui a le luxe de profiter de la pénurie de main-d’œuvre.
Loin de blâmer ceux qui font leur entrée dans la vie adulte, le professeur Charles Fleury, du département des relations industrielles de l’Université Laval, accueille les commentaires à leur sujet « avec un grain de sel », dit-il. « Les jeunes sont toujours ben, ben, ben terribles. Il y a toujours eu des plaintes par rapport aux jeunes. »
De fait, critiquer les générations qui nous suivent est un réflexe qui ne date pas d’hier.
« Les jeunes d’aujourd’hui aiment le luxe, méprisent l’autorité et bavardent au lieu de travailler […] À notre époque, les enfants sont des tyrans », disait le philosophe grec Socrate, mort il y a 2421 ans.
Des valeurs pour le bien commun
Il reste que les valeurs des 20 à 30 ans diffèrent – comme de raison – de celles de leurs parents. Et que cela se fait grandement sentir jusque dans le marché du travail.
« Les jeunes sont très à l’écoute des valeurs véhiculées par les entreprises. On ne voyait pas ça avant, rapporte le président et chef de la direction du Conseil du patronat, Karl Blackburn. On parle de développement durable, de normes ESG, d’équité, de justice, d’inclusion, de diversité, de reconnaissance, d’honnêteté. »
Cela force les employeurs à définir leur ADN, à déterminer ce qui les distingue de leurs concurrents, à développer leur « marque d’entreprise ». Ce travail réalisé avec le département de marketing est devenu essentiel… pour recruter des candidats.
L’exercice encourage les entreprises à devenir bonnes citoyennes, à investir en formation, à assurer un climat de travail sain et inclusif et à offrir le télétravail. Ce qui n’est pas une mauvaise chose, bien au contraire. « On aurait voulu qu’elles le fassent par conviction profonde. Mais finalement, c’est par nécessité », rapporte Manon Poirier, directrice générale de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés du Québec (CRHA).
Même si les usines de la Beauce doivent régulièrement composer avec le ghosting, la directrice générale de la Chambre de commerce et d’industrie Nouvelle-Beauce, Nancy Labbé, voit elle aussi les bons côtés de la jeunesse.
« Ils arrivent avec des connaissances informatiques naturelles, des connaissances des réseaux sociaux incroyables et de belles valeurs familiales et amicales. »
— Nancy Labbé, directrice générale de la Chambre de commerce et d’industrie Nouvelle-Beauce
La paresse ? Un mythe, croit-elle. « Les jeunes travaillent de plus en plus tôt. Ce n’est plus rare de voir des jeunes de 13 ans chez Tim Hortons. C’est nouveau, ça », donne en exemple cette mère de deux adolescentes, dont l’une a commencé chez PFK à 13 ans.
Les Z (nés après 2001) et les plus jeunes Y (nés dans les années 1990) ont également des exigences en matière de conciliation travail-famille et de flexibilité, en plus d’être préoccupés par leur santé mentale. Notamment parce qu’ils ont été aux premières loges de la carrière de leurs parents.
« Beaucoup d’étudiants en médecine ont des parents médecins. Et ils disent : “Je ne veux pas travailler 70 heures par semaine comme eux. J’ai écopé, ils étaient absents, ils se sont séparés” », explique le sociologue spécialiste de la jeunesse Jacques Hamel.
« Travailler de manière raisonnable est leur valeur numéro un. »
— Jacques Hamel, sociologue spécialiste de la jeunesse, retraité de l’Université de Montréal
Contexte différent, attitude à l’avenant
Les aspirations des jeunes n’ont pas tant changé. C’est plutôt le marché du travail qui est totalement différent, assure pour sa part le sociologue du travail et professeur Sid Ahmed Soussi, de l’UQAM. Cela exerce – bien plus que la pénurie de main-d’œuvre – une profonde influence sur les comportements et les attentes, dit-il.
D’abord, l’économie tourne autour des services, le travail en usine ayant été délocalisé à l’étranger. « Si vous allez rue Sainte-Catherine, sur 10 personnes que vous allez croiser, 7,2 travaillent dans le service. »
L’autre grand changement est l’arrivée d’une foule de technologies qui permettent au travail de se faire, bien souvent, de n’importe où et à n’importe quelle heure. Exactement ce qu’on a vu dans L’œil du cyclone. Ainsi, malgré ses 65 ans, il ne s’étonne pas une seconde des exigences, des attentes et des aspirations des vingtenaires.
« Si on pense que les jeunes ne sont pas normaux, on a un problème ! »
C’est aussi l’avis du professeur Fleury, à l’Université Laval, qui voit dans l’attitude des générations Y et Z une conséquence de la « désaffiliation » des entreprises envers leurs troupes. Au fil des décennies, elles ont sabré les régimes de retraite, réduit les avantages sociaux, sous-traité une partie des emplois, multiplié les contrats plutôt que les postes permanents, énumère-t-il.
N’est-il donc pas raisonnable et sensé, dans les circonstances, d’assister à un effritement de l’attachement des employés ? demande l’expert.
On estime que les jeunes changent d’emploi tous les trois ans, en moyenne. Mais pour Manon Poirier, ce n’est pas du désengagement. « Ils sont créatifs, brillants. Ils veulent que les choses changent. Parfois, ils sont impatients d’avoir une promotion ou des responsabilités. Mais on voit ça positivement. »
Les travailleurs qui ont joué du coude en arrivant dans un marché du travail saturé par les baby-boomers ont toutes les raisons d’envier la situation de leurs plus jeunes collègues. Leur liberté, leurs possibilités, leurs exigences, leur front, parfois. C’est peut-être bien ce sentiment, au fond, qui est maladroitement exprimé dans les critiques qu’on lit et qu’on entend.