Non, l’État ne vous enlèvera pas vos enfants

Ça devait être un bon projet de loi. Une réforme espérée et attendue depuis longtemps, rendue urgente par la mort atroce de la petite fille de Granby.

Le projet de loi 15 modifiant la Loi sur la protection de la jeunesse devait instaurer un changement de culture. Enfin, les enfants ne seraient plus ballottés d’une famille à l’autre. La DPJ ne chercherait plus à les réintégrer à tout prix au sein de familles biologiques parfois instables et dangereuses.

La réforme devait répondre aux recommandations de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, présidée par Régine Laurent. Bref, ça aurait dû faire consensus. Ça n’aurait pas dû être controversé.

Et pourtant, ça le devient. De la plus délirante des manières.

Ça devait être un bon projet de loi, mais, sur la planète conspirationniste du Québec, c’est devenu un plan diabolique de l’État pour arracher les enfants à leurs parents. Rien de moins.

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Depuis des jours, à peu près tout ce que le Québec compte de complotistes s’agite sur le web. Ils invitent la population à écrire des courriels aux membres de la commission parlementaire de la santé et des services sociaux, qui entament ce mardi les consultations sur le projet de loi 15.

Résultat, les élus sont inondés. « J’ai reçu au-delà de 1000 courriels en une semaine », s’étonne le député libéral Monsef Derraji, membre de la commission. Sur sa page Facebook, des gens lui écrivent : « Est-ce que c’est vrai qu’on va nous enlever nos enfants parce qu’on refuse la vaccination ? »

Chaque fois, le député doit rectifier le tir. Au téléphone, il a dû rassurer une mère en panique. Toute cette affaire le préoccupe au plus haut point. « Ce n’est vraiment pas sain pour la démocratie. Le gouvernement doit tout faire pour expliquer son projet de loi et rassurer les familles. »

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Il y a de quoi être inquiet. Des élus de tous les partis, qui ne font que leur travail de parlementaires, sont comparés à des nazis et à des trafiquants d’enfants.

« Hitler avait carrément dit : “Donne-moi une génération d’enfants et je gère pour la vie.’’ C’est ce qu’ils veulent faire. Ils veulent enlever l’enfant des mains des parents et le mettre dans les mains de l’État », affirme Ken Pereira, ancien lanceur d’alertes devenu lanceur d’inepties, dans une récente vidéo animée par André Pitre.

Ce dernier, figure de proue du mouvement complotiste, met en garde les « psychopathes » au pouvoir à Québec : « Laissez nos enfants tranquilles. Vous allez payer. Vous allez payer dans cette vie-ci ou la prochaine. »

Puis, André Pitre se demande : « Pourquoi est-ce qu’ils voudraient que l’État soit le parent de l’enfant si ce n’est que pour les trafiquer ? »

D’autres ont relayé cette théorie débile, notamment sur Facebook. Certaines vidéos cumulent des dizaines de milliers de visionnements. Peu à peu, la rumeur enfle.

Dans les rues d’Ottawa, on a vu des pancartes exigeant le respect de la « primauté parentale » à travers celles qui clamaient « Fuck Trudeau ». Une pétition en ligne compte désormais plus de 10 000 signatures.

C’est gros. C’est ridicule. Mais ce n’est pas inoffensif. Le danger, c’est de voir ce qui se passe sur la planète complotiste percoler dans le monde réel. « Il y a des fous partout. On ne sait pas quel sera l’élément déclencheur pour manifester leur mécontentement », dit Monsef Derraji.

On ne sait pas, mais on sait que c’est possible. Rappelez-vous le pizzagate. Des milliers d’Américains croyaient que des proches d’Hillary Clinton dirigeaient un vaste réseau de pédophilie à partir d’une pizzéria de Washington.

Fin 2016, un homme avait fait la route de la Caroline du Nord jusqu’à la capitale américaine pour sauver les enfants supposément détenus dans la cave de la pizzéria. Armé d’un fusil d’assaut, il avait tenu un employé en joue, il avait tiré à l’intérieur du restaurant…

Je ne suis pas en train de dire qu’un homme armé va se pointer à l’Assemblée nationale. Je dis que beaucoup de gens sont persuadés que l’État manigance pour leur enlever leurs enfants.

Je dis que l’air du temps m’inquiète.

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Je sais bien que je ne convaincrai personne.

Ceux qui sont convaincus que nous vivons en dictature sont tout aussi persuadés que les médias sont à la botte des dictateurs. Auprès de ces gens-là, mon pouvoir de persuasion est nul.

Mais les géants du web, eux, devraient faire mieux. Beaucoup mieux. Facebook, YouTube et les autres ne devraient pas laisser des théories toxiques se répandre ainsi dans la population. Ils devraient contrer ces campagnes de désinformation massive. Trop souvent, ils restent là, les bras croisés, à nous regarder sombrer dans l’ère de la post-vérité.

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