COVID-19

Les oubliés de la crise

Marie-Claude est terrifiée à l’idée que son cancer se propage. Elizabeth craint que le crabe revienne. Alain « touche du bois » pour se rendre à l’été. Lise s’est « résignée » à mourir en confinement. Yves a peur que sa maladie gagne du terrain. Autant de victimes collatérales d’un virus qui a causé l’annulation de leur intervention chirurgicale ou de suivis médicaux importants.

« La vie de mon épouse sera-t-elle sacrifiée au profit de celles des victimes de la COVID-19 ? »

Marie-Claude Langlois, 52 ans

Son opération pour un cancer de la peau est reportée à une date indéterminée.

Au bout du fil, la voix d’Alain Laperrière se brise sous le coup de l’émotion.

Comme des milliers d’autres Québécois ces jours-ci, sa femme, Marie-Claude Langlois, a reçu l’appel tant redouté : l’opération pour lui retirer un cancer est repoussée.

Et la mère de famille de 52 ans n’a aucune idée de la date à laquelle elle pourra être opérée.

Infirmière de profession, « jamais malade », « toujours là » pour ses patients, elle a l’impression que le système de santé la laisse tomber.

« Pour la première fois de ma vie, j’ai besoin du système – un système auquel j’ai consacré ma carrière – et aujourd’hui, il n’est pas là pour moi. »

— Marie-Claude Langlois

Le 11 février dernier, un dermatologue a réalisé une biopsie d’une tache suspecte sur sa jambe gauche. Un mois plus tard, le 9 mars, le diagnostic tombe : il s’agit d’un mélanome.

Son chirurgien au Centre universitaire de santé McGill, le Dr Sarkis Meterissian, lui annonce qu’il doit l’opérer d’ici quatre semaines. Le plan est de faire une intervention d’un jour pour retirer ce qui reste de la tumeur et de réaliser une biopsie des « ganglions sentinelles » afin de vérifier si le cancer ne s’est pas propagé ailleurs dans son corps.

C’était avant que tout le Québec soit mis sur pause. Jusqu’à nouvel ordre, le ministère de la Santé a ordonné aux hôpitaux de procéder uniquement aux opérations urgentes, afin de libérer des lits et du personnel en vue de la vague attendue de patients atteints de la COVID-19 dans ces établissements.

Samedi dernier, il y a donc une semaine, son chirurgien l’a appelée pour lui annoncer qu’elle n’était pas considérée comme un cas urgent (à opérer d’ici deux semaines), mais plutôt comme un cas semi-urgent (à opérer d’ici quatre semaines).

Son cancer peut attendre un mois, se répète-t-elle pour se rassurer.

« Aujourd’hui, ton cas n’est pas inquiétant, lui a expliqué le Dr Meterissian. Mais à la fin avril, il deviendra urgent. »

Et si les salles d’opération ne rouvrent pas « avant la mi-mai ou, pire encore, juin, on aura un grave problème », a poursuivi le médecin spécialiste, puisque ce seront des milliers de patients qui auront besoin d’être opérés en même temps. À ce moment-là, les délais sécuritaires pour Marie-Claude seront dépassés.

« Si j’étais Marie-Claude, moi non plus je ne serais pas rassuré en écoutant le Dr Horacio Arruda [directeur national de santé publique] parler d’une reprise en juin », poursuit le Dr Meterissian.

« Les cancers, eux, ne prennent pas de pause », lâche le chirurgien.

Chaque jour, à 13 h, Alain Laperrière et sa femme regardent le point de presse du premier ministre François Legault dans l’espoir de recevoir de bonnes nouvelles. Chaque jour, le couple désespère davantage.

« Je ne peux imaginer que celle que j’aime tant puisse dépérir et mourir, par négligence du système, dans la psychose de cette pandémie, qui semble présentement la seule préoccupation de tous, y compris de notre gouvernement au Québec. »

— Alain Laperrière

Questionné plus tôt cette semaine sur l’enjeu des interventions chirurgicales reportées pour les gens atteints de cancer, le premier ministre Legault a répondu que le séjour moyen à l’hôpital après une opération non urgente était de quatre jours.

« Quelle sera la situation dans quatre jours ? Bien, c’est pour ça qu’on aime mieux prévenir », a expliqué le premier ministre. La ministre de la Santé, Danielle McCann, a pour sa part réitéré qu’il était essentiel de libérer des lits et du personnel pour affronter la pandémie et que la Direction de la cancérologie du Ministère surveillait la situation de près.

Marie-Claude Langlois, qui est infirmière, conteste cet argumentaire puisqu’elle devait subir une « chirurgie d’un jour ». Elle n’aurait donc pas occupé un lit d’hospitalisation.

Cette mère de trois enfants implore le premier ministre Legault de « dire la vérité ». « Avez-vous un plan pour que les milliers de patients soient opérés dans des délais sécuritaires après la pandémie ? », demande-t-elle.

Son mari craint que les Québécois atteints de cancer soient sacrifiés dans la bataille. « Monsieur Legault, actuellement, vous avez deux enfants et deux pommes pour les nourrir, illustre-t-il. Ayez au moins le courage de dire à l’un d’eux que vous donnez vos deux pommes à l’autre. »

Alain G. Roy « touche du bois » pour souffler ses 65 bougies cet été

Alain G. Roy, 64 ans

Il a reçu un diagnostic de cancer colorectal de stade 2 pour lequel il doit être opéré le plus tôt possible, mais il n’arrive pas à obtenir une date d’opération.

Le sexagénaire a reçu un diagnostic de cancer colorectal de stade 2 le 18 février. « J’ai eu tout un choc », dit le retraité – passionné de golf – qui a toujours pris grand soin de sa santé.

Plus tôt cette semaine, sa chirurgienne à l’hôpital de Saint-Jérôme lui a annoncé qu’elle tenterait de l’opérer d’ici une semaine ou deux. Mais qu’elle ne pouvait rien lui garantir.

« J’ai tellement peur de tomber entre deux chaises, lâche M. Roy. Je risque de ne pas être soigné à temps parce que je n’ai pas un virus contagieux. »

Il a subi ses examens de préadmission plus tôt cette semaine.

« On sent l’anxiété dans l’hôpital. Je veux me faire opérer dès que possible et, en même temps, je me dis qu’avec un tel niveau de stress, les risques d’erreur médicale sont plus grands. »

— Alain G. Roy

En temps normal, dit-il, il aurait vécu cette épreuve entouré de de ses enfants et ses petits-enfants. « Je me sens isolé », décrit-il au bout du fil, des sanglots dans la voix.

Il parle souvent à ses petits-enfants sur FaceTime. Il a expliqué récemment à son petit-fils de 5 ans qu’il avait un « bobo dans son ventre ».

« Est-ce que c’est le virus, grand-papa ? », lui a demandé le petit garçon préoccupé par la pandémie.

« On ne prend que ça, des décisions déchirantes »

Yves Desforges, 66 ans

Atteint de la maladie de Parkinson, il a vu son opération prévue le 23 mars annulée.

La valise d’Yves Desforges était prête. Il s’apprêtait à faire les 450 km qui le mèneraient à l’opération qui allait changer son existence.

La maladie de Parkinson empoisonne sa vie depuis 14 ans. Il n’existe aucun remède pour la vaincre. Ce grand sportif est à un stade avancé de ce trouble du système nerveux central.

Depuis un an, M. Desforges a fait huit allers-retours Chicoutimi-Montréal pour se préparer à l’intervention délicate qui consiste à implanter deux électrodes dans son cerveau et à les relier à un stimulateur implanté sous sa peau. Le neurostimulateur produit un courant électrique en continu qui module les séquences de signaux anormaux émis par le cerveau.

« Les gens qui ont eu cette opération ont pris du mieux comme si la maladie était revenue 10 ans en arrière », raconte l’entrepreneur de 66 ans, forcé de prendre sa retraite à cause du parkinson.

Mais la consigne de Québec de libérer les lits préventivement en attendant que la vague de patients atteints de la COVID-19 frappe est venue tout bouleverser.

Il devait se faire opérer le lundi 23 mars. Le vendredi précédent, sa neurochirurgienne et son neurologue du Centre hospitalier de l’Université de Montréal lui ont annoncé la mauvaise nouvelle du report de son opération pour une durée indéterminée par téléphone.

« Mes médecins semblaient aussi déçus que moi. J’avais tant d’espoir. J’étais si proche du but... J’ai encore de l’espoir. Il le faut. »

— Yves Desforges

M. Desforges ne veut pas que son questionnement soit mal interprété, mais il se demande : « Je comprends une réaffectation de ressources pour libérer des lits, mais il me semble que la marge est grande entre le nombre de personnes atteintes actuellement qui ont besoin d’un lit d’hôpital [307 en date du 1er avril] et les 6000 lits libérés. »

L’homme continue de faire de l’activité physique pour retarder l’évolution de sa maladie le plus possible. « Je fais de la boxe chez moi. Ça défoule. » En espérant qu’il ne soit pas trop tard pour être opéré lorsque la pandémie sera derrière lui.

Sa neurochirurgienne, Dre Marie-Pierre Fournier-Gosselin, comprend sa déception et son inquiétude. « On ne prend que ça, des décisions déchirantes, ces jours-ci », confie-t-elle à La Presse.

« Malheureusement, on ne peut pas opérer des cas électifs [non urgents] dans le contexte actuel. Ce serait mettre le patient à risque, les équipes de soin à risque et, comme dans le cas de mon patient, ne pas lui assurer le suivi postopératoire que cette intervention nécessite, explique la neurochirurgienne. C’est juste trop dangereux en ce moment. »

La Dre Fournier-Gosselin affirme qu’on peut s’attendre à des dommages collatéraux pour certains patients. « Les listes d’attente en neurochirurgie – comme dans les autres spécialités – vont s’allonger. Des cas semi-urgents qui ont des déficits neurologiques réversibles pourraient avoir des séquelles permanentes si les délais d’attente se prolongent », dit la médecin spécialiste.

On pourrait aussi assister à des retards diagnostiques parce que les gens en confinement ne reconnaîtront pas leurs symptômes ou encore tarderont à consulter par crainte de contracter la COVID-19 à l’hôpital, énumère la neurochirurgienne, préoccupée du sort de ses patients actuels, mais aussi de celui de ses futurs patients.

« Je suis une bombe ambulante »

Lise Bergeron, 72 ans

Elle a un anévrisme de l’aorte thoracique pour lequel elle doit être opérée mais l’intervention est reportée à une date indéterminée.

Lise Bergeron a un anévrisme de l’aorte thoracique pour lequel elle doit être opérée. « S’il se rompt, je meurs », résume la femme de 72 ans.

Le 6 janvier, son chirurgien au Centre hospitalier de l’Université de Montréal lui a dit qu’il devait l’opérer d’ici quatre à six semaines, « huit semaines maximum ». Sa prothèse endovasculaire (prothèse en tissu supportée par une ossature métallique), qui lui sera greffée à l’intérieur de l’anévrisme thoracique pour empêcher la rupture, a même été commandée.

Elle a aussi été convoquée à la rencontre préopératoire : prise de sang, électrocardiogramme, etc.

Puis, plus rien. Cela fait près de trois mois qu’elle attend.

« Je ne crois pas la ministre [de la Santé] Danielle McCann lorsqu’elle dit que les cas urgents vont passer. J’ai 72 ans. Est-ce que je suis dans une catégorie d’âge condamnée à l’avance ? »

— Lise Bergeron

Inquiète, Mme Bergeron a réussi à joindre son chirurgien le 20 mars.

« Vous ne regardez pas la télévision ? », lui a-t-il dit.

« Bien oui, justement, a-t-elle répondu, je pensais que j’étais un cas urgent. »

Son chirurgien lui a demandé de se présenter à l’hôpital si elle avait des symptômes.

« Mais il sera trop tard lorsque j’aurai des symptômes », a-t-elle plaidé sans succès. Une rupture d’anévrisme peut entraîner une douleur intense et un saignement interne massif, ou une hémorragie.

Chaque jour, la femme âgée qui vit seule parle au téléphone avec sa fille unique. « Je me suis résignée à être une victime collatérale du coronavirus, lâche-t-elle. J’ai dit à ma fille : “Si je meurs, tu appelleras les journalistes.” »

Son rêve de devenir grand-mère ne se réalisera peut-être jamais. C’est ce qui la chagrine le plus.

« Je m’étais dit que 2020 serait MON année »

Elizabeth Lévesque-Gallant, 24 ans

Elle a terminé son dernier traitement de chimiothérapie le 20 décembre. Son premier rendez-vous de suivi a été annulé.

Elizabeth Lévesque-Gallant, 24 ans, a terminé son dernier traitement de chimiothérapie le 20 décembre. En 2020, le lymphome hodgkinien qu’elle a combattu ces six derniers mois allait être derrière elle.

Six mois où elle est restée chez elle par crainte d’attraper un virus qui aurait affaibli son état. « J’avais donné dans le confinement », lâche-t-elle.

Aujourd’hui, l’incertitude la gruge.

Son oncologue lui a annoncé qu’elle était en rémission le 13 février. La médecin lui a alors longuement expliqué qu’elle devrait avoir un « suivi serré » tous les trois mois pour vérifier que le crabe n’est pas de retour.

Or, son premier rendez-vous de suivi avec l’un de ses médecins spécialistes de l’Hôpital général juif de Montréal, prévu le 24 mars, a été annulé à cause de la pandémie.

« C’est vraiment stressant, car on sait que les risques que le cancer ressurgisse sont plus élevés dans les deux premières années. »

— Elizabeth Lévesque-Gallant

La future enseignante au secondaire doit voir l’oncologue et faire des prises de sang en mai. Ce rendez-vous à l’Hôpital général juif – premier hôpital désigné au Québec pour traiter les cas graves de COVID-19 – sera-t-il aussi reporté ?

« Je comprends que les cas de COVID doivent être traités rapidement, mais en même temps, que va-t-il arriver si je n’ai pas de suivi serré ? C’est ma santé, ma vie qui est en jeu ici », plaide la jeune femme.

À 24 ans, son existence est encore une fois sur pause. Sa vie en dépend.

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