Pourquoi interdire les signes religieux aux enseignants ?

On le sait, depuis la réaffectation à Chelsea d’une enseignante du primaire qui enfreignait sciemment la loi 21 lui interdisant de porter son hijab en classe, la question semble résolue par ses détracteurs avant même d’avoir était posée ; cette loi serait indéfendable, odieuse, islamophobe. Justin Trudeau s’est indigné, sans trop s’embarrasser des faits ou d’esprit de finesse, que cette enseignante « perde son emploi parce qu’elle était musulmane », et c’est afin de « protéger les communautés racisées contre la discrimination » que plusieurs villes au Canada financent désormais la bataille juridique des opposants à la loi.

Pourtant, la liberté religieuse, comme toutes les autres libertés fondamentales, n’est pas absolue, mais relative, car le législateur doit rechercher l’équilibre et la conciliation entre divers droits et intérêts légitimes, ce qui suppose, dans nos démocraties pluralistes, un sens du dialogue et du compromis. Ainsi, à l’encontre d’une paradoxale intransigeance chez certains qui estiment volontiers la laïcité « ouverte » comme seule légitime, les pays européens ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) reconnaissent pleinement la légitimité des diverses approches possibles en ce qui concerne l’aménagement des rapports entre l’État et les religions, non seulement sur le plan national, mais également à l’intérieur d’un cadre fédéral, comme en Allemagne, en Belgique ou en Suisse. En ce qui a trait aux établissements d’enseignement et aux limitations imposées aux enseignants, rappelons que la totalité des cas examinés par la CEDH fut jugée conforme à la Convention européenne. D’ailleurs, à l’instar de Guy Rocher, la CEDH ainsi que les Cours constitutionnelles allemande et belge estiment que plus diverses convictions religieuses et divers usages culturels coexistent au sein d’une société, plus le devoir de neutralité religieuse de l’État et de ses représentants s’impose afin de favoriser l’intégration et le « vivre-ensemble » autour de valeurs civiques communes.

Alors, quels sont les motifs juridiques légitimant l’interdiction des signes religieux aux enseignants ? Cette question mériterait assurément un plus ample examen, d’autant que le rapport Bouchard-Taylor l’a escamotée et que le gouvernement Legault n’a pas su en faire la pédagogie, mais voyons néanmoins les principaux arguments⁠1.

Ce n’est pas un hasard si l’école publique est le lieu où s’applique le plus grand nombre de législations européennes en matière de laïcité ; c’est l’espace civique par excellence. Et l’école est d’abord au service des élèves, et non à celui des enseignants. Contrairement à l’espace public où les contacts sont plus occasionnels et limités, l’enseignement est continu et obligatoire pour tous les élèves, peu importent leurs convictions. Il faut d’autant plus protéger ces bénéficiaires et respecter leurs droits et intérêts, dont leur liberté de conscience. Ils ne peuvent se soustraire aux enseignants qui afficheraient en classe leurs croyances religieuses. Ces enseignants ont pour mission non seulement de les instruire et de transmettre des connaissances, mais aussi de les évaluer, les sanctionner, les surveiller et, plus largement, les éduquer, notamment lorsque surgissent divers conflits culturels et religieux entre eux. Or, cette mission n’est rendue possible que parce que l’État leur délègue, en tant que représentants tenus de rendre des comptes, l’autorité scolaire qu’ils incarnent et personnifient dans un rapport nécessairement hiérarchisé face à de jeunes enfants qui sont aisément influençables.

Alors que Gérard Bouchard réclamait des études, sans jamais se soucier d’en énoncer les modalités d’exécution crédibles, la CEDH ainsi que diverses législations estiment, quant à elles, que s’il est difficile de mesurer avec exactitude cette influence des enseignants sur les élèves, il est encore plus difficile de la nier.

Car les enseignants constituent, dans le cadre d’une dépendance spécifique, des modèles de comportement qui s’exercent continûment et de diverses façons alors même que les jeunes n’ont pas encore acquis la distanciation critique et l’autonomie nécessaire.

Cette influence peut également être perçue négativement par un élève si le signe religieux qu’affiche son enseignant véhicule du sexisme, de l’homophobie, est discriminatoire ou préjudiciable à l’égard de sa propre religion ou de son comportement, etc. L’article 6 de la loi 21 reconnaît d’ailleurs, à l’instar de la CEDH, que le signe religieux ne se limite pas à une définition subjective par la personne qui le porte, mais qu’il témoigne aussi du caractère objectif d’une pratique religieuse. Or, si l’enseignant n’est pas tenu, dans la cadre de sa fonction, à un devoir de neutralité religieuse, comment, dans un tel contexte d’autorité éducative, un dialogue pleinement ouvert avec ses élèves est-il pensable sur certains enjeux sensibles, comme celui de l’égalité entre les hommes et les femmes ? La CEDH estime donc que si la liberté de religion est un droit fondamental, la protection des droits d’autrui, en l’espèce ceux des élèves, l’est tout autant, sinon davantage, et que l’équilibre recherché entre ces divers droits et intérêts relève d’un choix de société.

Un mot, enfin, sur une accusation singulièrement hargneuse. Est-il vrai que la loi 21 « cible » les musulmanes ? Si, sur le plan des conséquences pratiques, l’interdiction des signes religieux pour les enseignants touche celles qui ne veulent pas se départir du hijab, la CEDH juge pourtant qu’il ne s’agit pas, dans les législations similaires, d’une discrimination directe ni indirecte, car cette inégalité dans les effets est justifiée eu égard à la poursuite d’un but légitime par des moyens convenables.

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* François Dugré est témoin en tant que parent à la Cour supérieure du Québec pour le droit à des services scolaires publics laïques.

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