Moi, Yola, l’amazone du Mossad

Sous le couvert d’un club de plongée au Soudan, elle a exfiltré des centaines de Juifs éthiopiens. Une mission à haut risque

« Le plus beau spot de plongée du monde », vantait une brochure publiée par le Mossad. Et la plus originale des couvertures. Le jour, il est fréquenté par des sportifs. La nuit, il se transforme en refuge-étape pour l’évacuation de quelque 8000 Juifs éthiopiens persécutés. À sa tête, une femme, Yolanta Reitman. Elle annonce sans le savoir la féminisation du Mossad, un des services secrets les plus célèbres du monde. Trente-cinq ans après, Yola se confie à notre reporter.

Adolescente, Yolanta Reitman ne se rêvait pas en Mata Hari mais en Vasco de Gama, écumant les mers en quête de nouveaux horizons. Son service militaire achevé, elle hypothèque sa maison pour acheter un yacht, s’installe à Eilat, ville portuaire du golfe d’Aqaba, et propose des virées aux touristes. Passionnée de plongée, la jeune femme passe ses niveaux entre deux excursions, glissant sans s’en douter vers un destin inattendu. C’est son moniteur qui, un beau matin, lui présente le dénommé Daniel Limor. Il est agent du Mossad, rattaché au Bitzur, l’unité chargée de la sécurité des Juifs à travers le monde.

Jusque-là, la connaissance du milieu de l’espionnage de Yolanta Reitman se résume aux romans de John Le Carré, qu’elle dévore, et aux historiques faits d’armes du Mossad, connus de tous en Israël, comme l’enlèvement en pleine rue du criminel de guerre nazi Adolf Eichmann, à Buenos Aires, en 1960. Au fil de leurs rencontres, l’homme la jauge, ne laissant rien paraître de son intérêt croissant ; puis il propose à « Yola » une première opération secrète. « Dans la vie, estime-t-elle, la chance se présente plusieurs fois, mais la plupart des gens ne la saisissent pas, par excès de prudence ou par peur de l’imprévu. Moi, c’est tout l’inverse. Je suis curieuse et j’aime les surprises. » À 32 ans, Yola fait donc le grand saut. Elle a déjà de bons réflexes, ne pose aucune question. « Je savais qu’il n’en dirait pas plus, j’ai accepté sans hésiter, explique-t-elle. C’était une occasion unique de vivre tout ce que je désirais : l’aventure et servir mon pays. »

Fille de rescapés de la Shoah, débarquée d’Allemagne à l’âge de 2 ans, Yola est une fervente patriote : « Depuis la création de l’État d’Israël, nous vivons en état de guerre permanent. L’armée, les attentats font partie de notre quotidien. Forcément, nous sommes davantage prêts que d’autres peuples à risquer nos vies pour la défense de notre pays. » Pour celui qui deviendra son officier traitant, cette jeune femme blonde et dynamique, germanophone, est la candidate idéale pour une mission d’infiltration à haut risque. Pourtant, à l’aube des années 1980, le Mossad rechigne encore à envoyer des femmes sur les terrains hostiles. Mais « Danny », comme Yola le surnomme, est un libre penseur, convaincu que le recours à des agents féminins peut provoquer un basculement stratégique dans la très virile guerre entre services de renseignement. Il va batailler ferme pour que le haut commandement autorise le départ de sa jeune recrue pour le Soudan, nation musulmane classée ennemie d’Israël. « Ils se sont rapidement rendu compte qu’une femme est capable de faire tout ce que font les hommes, alors que l’inverse n’est pas forcément vrai », résume-t-elle, amusée.

La mission de Yolanta Reitman consistait à ouvrir un club de plongée pouvant servir de couverture à l’exfiltration des Juifs de l’Ethiopie voisine, alors en proie à une terrible guerre civile. Nom de code : « opération Frères », une des plus importantes menées par les services secrets hébreux. Pour éviter une traversée du désert on ne peut plus risquée, le Mossad a racheté une petite station touristique abandonnée, au bord la mer Rouge. De là, les candidats à l’alya pouvaient appareiller pour gagner la Terre promise. Huit mille d’entre eux prendront ce chemin. « Prendre soin des nôtres à travers le monde est la vocation originelle du Mossad », insiste Yola avec fierté. Celle, aussi, qui signe une de ses singularités…

Yola a suivi une formation intensive pour devenir « lohemet », guerrière sous couverture. Elle a appris à rompre une filature, à maîtriser sa « légende », son personnage de façade, et à exercer sa mémoire. Aucun stage de maniement des armes : elle a déjà fait son service militaire. De toute façon, cela ne lui serait d’aucun secours. Au contraire. « Quand on est infiltré, explique-t-elle, être arrêté en posses­sion d’une arme revient à signer son arrêt de mort. » Mieux vaut cultiver certaines aptitudes, qu’elle égrène comme un petit précis du parfait espion : avoir toujours un coup d’avance, penser hors cadre, être constamment aux aguets sans en avoir l’air. Enfin, l’essentiel selon elle : être animé d’une motivation farouche.

« Ce n’est pas un job, c’est un sacerdoce. Il faut y croire plus que tout. »

— Yolanta Reitman

Du jour au lendemain, Yola s’improvise directrice d’un improbable Club Med où se pressent touristes, diplomates occidentaux et hauts fonctionnaires soudanais pendant que, dans son monde parallèle, l’opération Frères bat son plein. Une fois par mois, les nuits sans lune, tandis que ses hôtes savourent des plats raffinés en dansant sous les étoiles, une équipe fonce à bord de 4 x 4 en direction de la capitale, Khartoum, à 500 kilomètres. Les véhicules reviennent chargés de réfugiés éthiopiens, jusqu’à 200 à 300 à chaque voyage. Ils sont déposés sur les rivages d’une crique isolée avant d’être transférés sur un navire de Tsahal, l’armée israélienne, stationné au large. Yola se souvient de la plupart de ces Africains qui, n’ayant jamais vu la mer, tentaient de la boire avant de recracher l’eau salée en faisant la grimace.

La saison touristique achevée, la jeune femme reprend le cours d’une existence en apparence normale. Plongeant, arpentant le désert, elle en profite pour tisser des liens précieux avec les autorités locales, les tribus bédouines. En échange de bouteilles de whisky, le chef de la police accorde des laissez-passer. L’attaché militaire français, habitué des lieux, se laisse innocemment débriefer au son du clapotis des flots. Yola devient la reine du désert. Surnommée « Golda », en hommage à ses boucles d’or, elle est au courant de tout. Un jour, par le truchement de son vaste réseau, elle découvre que l’armée soudanaise s’apprête à fouiller le village. In extremis, elle parvient à faire disparaître toute trace de matériel compromettant : « On avait beau vivre dans un lieu paradisiaque, je n’ai jamais oublié que ma mission consistait à sauver des vies et que je n’avais pas le droit à l’erreur. » Son plan d’évacuation, au cas où elle viendrait à être démasquée, en dit long sur les risques encourus : sauter dans un Zodiac et attendre les secours… en haute mer. « J’étais juste censée espérer que nos hélicoptères me trouveraient avant les Soudanais », commente-t-elle sobrement.

Au long de ses trois années passées au Soudan, Yolanta Reitman retourne régulièrement en Israël pour de brèves vacances. Sans jamais souffler mot de ses activités clandestines. « À cause de mon bronzage permanent, mon entourage me soupçonnait d’avoir un amant riche qui m’emmenait en croisière au bout du monde », lâche-t-elle. L’infiltrée laisse croire, faisant progressivement le vide autour d’elle, évitant ses amis pour s’épargner de leur mentir. À aucun moment cette double vie ne lui a pesé : « J’aurais pu rester là-bas indéfiniment. J’avais fini par devenir ma légende, la véritable Yola. »

Jusqu’à ce jour où, pour des raisons qu’elle ne connaîtra jamais, elle reçoit l’ordre d’évacuer. Yola s’enfuit dans la nuit, fonce dans le désert où l’attend un hélicoptère. De retour en Israël, elle décide de quitter le Mossad : « J’aurais dû répondre à des ordres, me plier à la hiérarchie. Au Soudan, j’étais indépendante, je menais ma mission comme je l’entendais. J’ai préféré rester libre. » Jeune retraitée, elle revient à ses premières amours, traverse l’océan en voilier, reprend des études de biochimie.

Aujourd’hui âgée de 74 ans, Yolanta Reitman vit à Kadima Zoran, petite ville à une trentaine de kilomètres de Tel-Aviv, entourée de son compagnon, de sa fille adoptive, de leurs trois chiens et de leurs six chats. Quand on négocie une séance photo, l’ex-espionne blague : « Tout dépend du genre de photo, j’ai passé l’âge ! » La réputation qui précède les « amazones » comme elle, supposées user de leurs charmes pour parvenir à leurs fins, l’amuse.

« Ça, pouffe-t-elle, c’est dans les films ! Dans la réalité, une femme trop belle attire l’attention. Ce qu’on attend de nous en priorité, c’est de nous fondre dans la masse. »

Les espions n’aiment pas la lumière, mais ils savent faire une exception quand il s’agit de redorer le blason d’une organisation régulièrement pointée du doigt pour ses assassinats ciblés. Pendant trois décennies, Yola a préservé jalousement son secret. C’est le Mossad, soucieux de montrer un visage plus humain, qui a décidé de déclassifier certaines des opérations où des femmes avaient joué un rôle de premier plan. Par exemple, le vol spectaculaire des archives nucléaires iraniennes ou le bombardement d’un réacteur en Syrie. « Ces femmes ont énormément œuvré à la survie d’Israël », souligne Michel Bar-Zohar, qui révèle dans « Les amazones du Mossad » l’histoire d’une trentaine de ces héroïnes arrachées à l’anonymat. « Elles ont commencé par servir le café, puis par taper des rapports ; aujourd’hui, elles représentent près de la moitié des effectifs et un tiers des chefs d’équipe en opération secrète. » Au point que le Mossad serait devenu, conclut-il, l’institution la plus féministe du pays.

Après avoir raccroché les gants, la plupart de ces guerrières se tournent vers l’éducation ou s’engagent en faveur des minorités, comme les Juifs d’Afrique, ces « frères » pour lesquels Yolanta Reitman a risqué sa peau, traités souvent sur leur terre d’accueil comme des citoyens de seconde zone. Elle a choisi de se consacrer à d’autres laissés-pour-compte : les étrangères victimes de violences conjugales, sans recours ni statut face à des maris israéliens tout-puissants devant la loi. Opération Sœurs est le nom de l’association qu’elle a créée en 2019. La preuve qu’on ne se défait jamais tout à fait d’un passé hors norme.

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