La crise qui paralyse la capitale fédérale depuis trois semaines a amplifié un phénomène qui se répandait sournoisement depuis des années : l’hostilité à l’endroit des journalistes. Résultat : les menaces en ligne se sont muées en intimidation physique.
La manifestation la plus visible de cette violence est l’incident dont le journaliste Raymond Filion de TVA a été victime, vendredi soir, lors des manifestations à Ottawa, quand il a été poussé par un homme pendant un topo en direct, assez brutalement pour quitter le cadre de la caméra. Ses collègues Félix Séguin et Yves Poirier ont aussi été rudoyés en direct à la télévision.
Ce sont entre autres ces agressions qui ont suscité un vent de réactions depuis quelques jours. Le grand patron de l’information de La Presse, François Cardinal, et la directrice générale de l’information de Radio-Canada, Luce Julien, ont signé des textes pour déplorer l’escalade de gestes hostiles envers les journalistes, de même que le syndicat des travailleurs de l’information (FNCC-CSN). La Chambre des communes a accordé un appui unanime aux représentants des médias. Et Québec vient d’adopter une motion dénonçant le harcèlement et l’intimidation dont font l’objet les équipes qui couvrent les blocages des camionneurs.
Si le phénomène n’est pas nouveau, il est grave. Pas seulement parce qu’il rend la vie difficile aux journalistes dans l’exercice de leur métier et leur impose de grands stress, mais surtout parce qu’il s’agit, de l’avis de beaucoup, d’un symptôme d’un mal beaucoup plus profond : la violence croissante du débat public, l’exacerbation des clivages sociaux et l’effritement des fondements de la démocratie.
Le Far West
« On ne peut pas dissocier ces gestes hostiles des attaques constantes que Trump a faites pendant tant d’années pour dénigrer les médias officiels », estime Michel Juneau-Katsuya, ancien cadre et agent du Service canadien du renseignement de sécurité.
« Il y a une certaine caste de la population qui ne fait qu’écouter les médias alternatifs. Et ces médias – les radios poubelles, les commentateurs de la haine, etc. – contribuent à nourrir les conspirationnistes et la polarisation. Moi, ça me préoccupe énormément. »
— Michel Juneau-Katsuya, ancien cadre et agent du Service canadien du renseignement de sécurité
Le président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), Michaël Nguyen, est lui aussi inquiet.
« La difficulté, c’est qu’on ne peut plus dialoguer avec les complotistes parce que pour dialoguer, il faut qu’on soit deux, explique-t-il. Mais si la personne ne veut pas dialoguer, qu’elle veut juste avoir raison et imposer son point de vue, ce n’est plus avec les mots qu’on pourra régler la situation. Je pense qu’il est le temps pour le fédéral de réguler les réseaux sociaux pour de vrai. C’est devenu un Far West. »
Une illustration très concrète de ce « Far West » est le déferlement de messages haineux reçus par la journaliste de La Voix de l’Est Marie-Ève Martel, à la suite de la publication de sa chronique « Ça suffit », le 12 février, où elle s’attriste de la montée de la violence envers les journalistes. « Jamais, écrivait-elle, je n’aurais pensé qu’un jour, j’en viendrais à craindre pour ma sécurité ou celle de mes collègues. »
En 36 heures, cette chronique lui a valu 2000 interactions sur les réseaux sociaux, en grande majorité des messages négatifs, dit-elle. Deux ont donné lieu à des plaintes à la Sûreté du Québec.
« Criss de vache cette photo date de 2020 asti de rapace ! Je serais pas surpris si un d’entre vous se fasse tuer à compter de la marde comme ça », lui a écrit « Monty » sur Twitter. « Vous me faites vomir criss de charogne ! Je vous souhaite que qq se tanne et qu’un malheur vous arrive !! Asti de danger public. »
Il ajoutait, dans un autre message : « Si jamais un loup solitaire se tanne ne vous surprenez pas ! »
La peur
Marie-Ève Martel n’avait jamais craint d’exercer son métier avant la publication de cette chronique. « À Granby, on a déménagé dans des locaux qui sont au rez-de-chaussée, sur la rue Principale. Honnêtement, je commence à avoir peur », confie-t-elle.
Elle n’est pas la seule. Le 28 janvier, une journaliste du Droit, Justine Mercier, a reçu un courriel à la suite duquel elle a déposé une plainte pour incitation au suicide.
« Sérieux si j’étais vous j’irais m’assoir sur un chemin de fer et j’attendrais le train !!! », lui a écrit un lecteur.
« En me couchant le soir, ça s’est mis à me tourner dans la tête : est-ce que ce gars-là vient de la région et a accès, dans la vie, à mon adresse ? S’il a pris la peine, un vendredi en fin de journée, de m’envoyer un courriel pour m’écrire ça, il y a quelque chose qui ne va pas très bien », se désole-t-elle.
Selon un sondage mené en ligne l’automne dernier par la firme Ipsos, 72 % des journalistes ont subi du harcèlement dans le cadre de leur travail, le plus souvent en ligne, et 10 % ont été menacés de mort, au cours de la dernière année.
« J’en suis rendue à juger du ton d’un courriel sans même l’ouvrir, d’après les premiers mots qui apparaissent dans le message, témoigne la chroniqueuse de La Presse Isabelle Hachey. Si je pressens une insulte, j’efface sans ouvrir. C’est ma façon de préserver ma santé mentale… »
Le passage à l’acte
Patrick Lagacé a quant à lui reçu des menaces de mort à la suite de chroniques publiées dans La Presse et de propos tenus en ondes. Et pour la première fois de sa carrière, il a déposé des plaintes à la police. Quatre, en tout, au cours des derniers mois. Trois de ces plaintes ont donné lieu à des accusations criminelles.
D’autres journalistes de La Presse, de TVA, de Radio-Canada et d’autres médias ont aussi porté plainte.
« Je pense que ce qui s’est passé, c’est que les mouvements de radicalisation ont pris de l’ampleur », explique le chroniqueur de La Presse.
« Ça forme des communautés où les gens se pompent entre eux-mêmes. Après ça, ils se sentent désinhibés. »
— Patrick Lagacé, chroniqueur à La Presse
« Si tous tes contacts Facebook trouvent que les journalistes devraient être pendus, ça se peut que dans le lot, il y ait quelqu’un qui va écrire à un journaliste qu’il devrait se faire pendre. À un moment donné, je le crains, vu le climat, il y a quelqu’un qui va passer à l’acte. C’est, pour moi, mathématique. Plus tu as de gens qui se radicalisent, plus tu as de gens là-dedans qui vont se sentir justifiés de passer à l’acte. »
« Je fais souvent un parallèle avec la radicalisation des djihadistes, poursuit Patrick Lagacé. On se demandait qui avait radicalisé ces gens qui ont lancé des camions contre des civils, qui ont agressé des civils au couteau. On cherchait des “radicalisateurs”. Pourquoi on ne pose plus la question maintenant ? C’est la même dynamique. Ils ne sont pas passés à l’acte, mais c’est le même genre de propagande que l’État islamique. On désigne un ennemi et on dit : “Tu te fais fourrer.” On dit : “Toi, tu es pur, les autres ne sont pas purs”, et on sous-entend que les autres devraient se faire éliminer. »
A-t-il peur ? « Non », répond-il après un long silence. « Je me console en me disant qu’être journaliste en Russie, c’est plus dangereux qu’ici. Et je suis rassuré par le fait que les forces policières prennent ça au sérieux. »
Le journaliste de TVA Félix Séguin a fait neuf signalements à la police pour des menaces de mort au cours des dernières semaines. Il a préféré faire des signalements, plutôt que porter plainte, pour éviter les procédures et économiser son temps.
« Je trouve que ça s’amplifie en termes quantitatifs, clairement, dit-il. Et que ça va continuer à le faire. »
« Il y a quelque chose qui est brisé quant à la relation qu’on a avec une partie de la population, cette partie-là qui nous met dans le camp ennemi. »
Il ajoute : « Moi, je pense qu’un journaliste va se faire blesser sérieusement dans un avenir rapproché. Et je pense que ça a commencé, un peu, avec Raymond Filion, [vendredi] à Ottawa. »
54 %
Note donnée aux journalistes dans le plus récent coup de sonde de Léger sur le degré de confiance accordée par la population à différents corps de métier
Source : LÉGER, EN COLLABORATION AVEC LE JOURNAL DE MONTRÉAL