L’heure des choix : face à l’urgence climatique et sociale

Devrait-on moins voyager ?

L’appel à une réduction des voyages aériens s’est intensifié au cours des dernières années. C’est que l’empreinte environnementale du secteur est majeure : le transport aérien représente 2,5 % des émissions de CO2 (données de 2018), et le tourisme mondial, 8 % (données de 2013). Mais la pandémie a cloué les avions au sol, partout sur la planète. Du jamais-vu. Presque tous les vols, pendant des mois, ont été annulés à la suite de la fermeture des frontières internationales et de l’imposition des quarantaines, particulièrement au Canada. Calme plat dans les centres-villes, dans les hôtels, les restaurants, les sites touristiques… […]

Il faudra du temps, plusieurs années, on évoque 2024 ou 2025, pour retrouver le niveau du trafic aérien de 2019. On peut toutefois se demander si la COVID-19 n’a pas sonné le glas du tourisme de masse et mis fin à l’expansion du secteur de l’aviation, qui semblait infinie. Cette pandémie laissera-t-elle des traces durables et modifiera-t-elle les choix de déplacement des citoyens, touristes comme travailleurs ? […]

Le voyage permet le repos, la découverte, la connaissance de l’autre, l’envers de la médaille, mais le surtourisme, ou ce qu’on pourrait appeler le tourisme excessif, engendre toutes sortes de problèmes : longues files d’attente, lieux bondés, villes envahies, conséquences environnementales lourdes. « La pandémie actuelle est l’occasion de prendre conscience que le modèle traditionnel est saturé », affirme Michel Archambault, professeur émérite et fondateur de la Chaire de tourisme Transat de l’UQAM. « On sent, dit-il, l’émergence de nouvelles valeurs, le besoin de retrouver une certaine sérénité, de respecter davantage l’enracinement local des communautés. »

Cela dit, cette transformation ne se fera pas facilement, et il est bien possible que les voyageurs reprennent massivement l’avion, une fois qu’ils seront rassurés sur la fin de la pandémie, pour aller visiter les plus beaux endroits du monde. […]

Le plus bel exemple de la saturation touristique, c’est Venise, en Italie. En temps normal, 30 millions de visiteurs y affluent chaque année et passent tous par la place Saint-Marc, entassés, nombreux, très nombreux. Trente millions de personnes, c’est 500 fois la population du centre historique (intra-muros) de Venise. Cet apport touristique est une manne économique exceptionnelle : les croisières rapportent 400 millions d’euros par année à l’économie locale, soit près de 600 millions CAN. Mais il y a des limites. Et signe que quelque chose de fondamental est peut-être en train de se produire, les immenses navires de croisière de plus de 180 mètres de longueur ne sont plus admis dans le bassin de Saint-Marc ni dans le canal de la Giudecca, et ce, depuis le 1er août 2021.

Il faut dire que ces navires sont d’importants émetteurs de gaz à effet de serre (GES). Les grands navires, qui peuvent accueillir de 5000 à 6000 passagers, peuvent consommer jusqu’à 200 000 litres de carburant par jour. Les émissions de GES sont évaluées à 4 à 5 tonnes par passager, par croisière. […]

Une étude publiée en juin 2018 dans la revue scientifique Nature Climate Change révèle que l’empreinte carbone du tourisme mondial a été quatre fois plus rapide qu’attendu de 2009 à 2013 dans les 160 pays étudiés par les chercheurs. Le tourisme mondial représente donc 8 % des émissions de GES, et cette part grimpera dans le futur. La part du transport aérien associée aux émissions de GES liées au tourisme mondial est de 12 %.

Ce constat sur l’impact environnemental, la pandémie et les ravages dans le secteur touristique vont mener à des changements profonds, selon Michel Archambault. « Je ne suis pas devin », précise-t-il, mais il est d’avis que d’autres façons de voyager se développeront, plus écologiques et plus durables, sur de plus courtes distances. Mais, selon le professeur, le tourisme de masse ne disparaîtra pas pour autant.

De plus, « le retour du tourisme n’aura pas lieu comme autrefois en raison de plusieurs enjeux économiques et climatiques, mais aussi parce que de nombreuses petites entreprises auront déjà mis la clé sous la porte. Il est évident que la structure même du secteur touristique sera modifiée ». Il y aura consolidation de certaines activités, et toutes les entreprises devront composer avec la notion de sécurité sanitaire. Malgré la vaccination, nous constatons que des incertitudes persistent et que les entreprises n’ont d’autre choix que de s’assurer que leurs clients se sentent en sécurité.

Les grands rassemblements et les grandes conférences internationales, planifiés des années d’avance, doivent se réinventer. Sur le plan économique, une ville comme Montréal est et sera affectée par cette nouvelle donne. Montréal est une ville de congrès internationaux, et tout le calendrier des évènements a été bouleversé par la pandémie. À l’avenir, les gens d’affaires voyageront-ils encore à travers le monde pour participer à des conférences et à des congrès ? Par souci écologique et pour réduire les coûts, ne peut-on pas penser que la plupart de ces rencontres seront dorénavant virtuelles ? […]

Il est bien possible que les chutes du Niagara retrouvent leurs 14 millions de visiteurs annuels. Il y a plus de 30 000 personnes qui travaillent de près ou de loin dans l’industrie touristique de Niagara Falls. Mais il est bien possible aussi que les nombreux mois de pandémie que nous avons vécus, pandémie qui n’est pas encore chose du passé, nous incitent à repenser nos déplacements et nos vacances.

Bien sûr, beaucoup de familles voudront retourner en Floride ou à Cuba à la relâche. Et beaucoup d’autres voudront voir Paris, Venise ou les chutes du Niagara. Mais d’autres prendront le train, leur vélo ou leur voiture électrique pour aller dans le Bas-Saint-Laurent, pour suivre des parcours agro-touristiques, pour aller marcher dans la nature, pour se louer un chalet tranquille au bord d’un petit lac perdu. Et peut-être aussi que l’industrie touristique, en développant une offre qui séduira davantage une clientèle locale, pourra réduire sa dépendance aux touristes étrangers et atténuer ainsi l’impact des chocs économiques. […]

Nous sommes de plus en plus nombreux sur cette Terre, la richesse mondiale augmente, les ressources s’épuisent, et le tourisme est une part importante de l’économie de plusieurs régions, mais cette expérience touristique peut se vivre autrement. L’offre et la demande peuvent évoluer. Les entrepreneurs touristiques comme les touristes eux-mêmes pourraient à l’avenir repenser leurs exigences, leurs déplacements et leur impact écologique en faveur d’un tourisme durable.

L’heure des choix : face à l’urgence climatique et sociale

Gérald Fillion et François Delorme

Édito, novembre 2021

272 pages

En librairie le 10 novembre

Qui sont les auteurs ?

Gérald Fillion est journaliste à Radio-Canada, animateur de l’émission Zone économie et de la balado Question d’intérêt. Il collabore au Téléjournal de Radio-Canada et au 15-18 sur ICI Première. François Delorme est enseignant au département d’économie de l’Université de Sherbrooke et chercheur au Laboratoire des inégalités mondiales. Il a été haut fonctionnaire au ministère des Finances à Ottawa et économiste principal à l’OCDE à Paris.

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