L’électrochoc

La droite radicale a fait d’importants gains lors des élections européennes, et la France n’y a pas échappé. Devant une victoire sans appel du Rassemblement national, le président Emmanuel Macron a annoncé, dans ce qu’il qualifie d’« acte de confiance », la dissolution du Parlement et la tenue d’élections législatives anticipées. Un coup de dés à l’issue hautement incertaine.

Élections européennes

Coup de poker à l’Élysée

Revirement en France. Devant la victoire sans appel du Rassemblement national aux élections européennes, le président Emmanuel Macron a annoncé dimanche la dissolution du Parlement et déclenche des élections législatives anticipées dans moins d’un mois. Un pari à très haut risque, qui pourrait déboucher sur une cohabitation et des années tumultueuses sur la scène politique française.

« Cette décision est grave, lourde, mais c’est avant tout un acte de confiance », a souligné M. Macron lors d’une allocution à la nation, affirmant sa « confiance […] en la capacité du peuple français à faire le choix le plus juste pour lui-même et pour les générations futures ».

« C’est un temps de clarification indispensable. Que la parole soit donnée au peuple souverain… », a-t-il ajouté.

Le scrutin, prévu sur deux tours, doit avoir lieu les 30 juin et 7 juillet. La France pourrait ainsi se doter d’un nouveau gouvernement quelques semaines à peine avant le début des Jeux olympiques à Paris, le 26 juillet.

Prérogative présidentielle dans la Constitution française, la dissolution annoncée par M. Macron est la sixième depuis 1958, la huitième en plus de 100 ans. La plus récente, décidée par Jacques Chirac en 1997, a vu la gauche remporter une majorité des sièges, donnant lieu à la nomination du socialiste Lionel Jospin à Matignon et à la cohabitation.

Prévu, mais…

Les élections européennes, où plus de 360 millions d’électeurs étaient appelés aux urnes dans les 27 pays pour désigner 720 députés, se sont déroulées de jeudi à dimanche dans un climat alourdi par une conjoncture économique morose et la guerre en Ukraine, avec un taux de participation de 51 %.

En France, les sondages avaient certes prévu une large victoire du Rassemblement national (RN). Mais avec près de 31,5 % des voix (et 30 sièges sur les 81 dévolus à l’Hexagone), le parti de Marine Le Pen frappe décidément un grand coup, réalisant son meilleur score dans une élection d’envergure et contribuant de manière décisive à la poussée spectaculaire de la droite radicale au Parlement européen (voir onglet suivant).

La « tête de liste » du Rassemblement, Jordan Bardella, considéré comme le dauphin de Mme Le Pen, n’a pas hésité à souligner le « désaveu cinglant » du parti macroniste (Renaissance), dont la liste, menée par Valérie Hayer, plafonne à 14,5 %, moitié moins que le Rassemblement national.

Ajoutant l’insulte à l’injure, le jeune politicien de 28 ans a pris un ton présidentiel avec son discours de victoire à Paris, commençant par « Mes chers compatriotes » et ajoutant « le peuple français a rendu son verdict ». Le Rassemblement national est « prêt à exercer le pouvoir », a affirmé de son côté Marine Le Pen, avant un bureau exécutif avec M. Bardella, sur un format mimant un conseil des ministres.

Risquer gros

Il va de soi qu’Emmanuel Macron joue gros en déclenchant ces élections, dont le premier tour aura lieu dans 20 jours.

« C’est bel et bien un coup de poker », résume le politologue Jean Petaux, en comparant Emmanuel Macron aux traders qui font « des coups » en Bourse. « Mais il n’était jamais allé aussi loin dans cette pratique de roulette russe. »

D’un point de vue stratégique et de l’art de la guerre politique, l’effet de surprise provoqué par son annonce pourrait jouer en sa faveur, ajoute l’expert. En revanche, le Rassemblement national jouit actuellement d’une dynamique favorable.

Le camp présidentiel français avait déjà perdu sa majorité absolue à l’Assemblée après la réélection de Macron à l’Élysée en 2022, suivie dans la foulée par des élections législatives qui avaient vu une percée historique de l’extrême droite, avec 89 députés pour le RN. Un sondage, publié cet hiver, donnait en outre une majorité au RN en cas de dissolution de l’Assemblée. Avec ce scrutin anticipé, le président court donc le risque – très réel – d’ouvrir la porte à ses adversaires.

Cela dit, Jean Petaux estime que tous les scénarios sont possibles.

Premier cas de figure : il ne se dégage toujours pas de majorité absolue et l’Assemblée demeure ingouvernable, que le parti au pouvoir soit Renaissance ou le Rassemblement national.

Deuxième cas de figure : le Rassemblement national obtient la majorité absolue et impose son premier ministre (ou sa première ministre) à Emmanuel Macron, qui est contraint à une cohabitation avec la droite radicale pour les trois prochaines années. Un scénario qui laisse prévoir moult frictions entre l’Élysée (résidence du président de la République) et Matignon (résidence du premier ministre), où les ordres du jour ne seront plus compatibles.

Troisième cas de figure : les partis de gauche ont le temps de s’organiser en bloc et obtiennent une majorité relative. Un scénario plausible, considérant les scores plus que satisfaisants du Parti socialiste (14 %), de La France Insoumise (10 %) et des Verts (5 %) au scrutin européen, soit 29 %, presque autant que le RN.

Sidération et participation

Chose certaine, le taux de participation sera sans doute beaucoup plus élevé qu’aux législatives de juin 2022, prévoit Jean Petaux.

« L’effet de sidération et de dramatisation créé par Macron va jouer à fond. Le fait que le RN soit aux portes du pouvoir va créer, je pense, un choc politique assez important. On sera vraiment sur une élection nationale avec un effet de tension qui va générer une plus grande participation », avec des impacts non négligeables sur le résultat final, conclut le politologue.

Emmanuel Macron doit se rendre ce lundi à des cérémonies dans le centre du pays, mais il a aussi promis de s’exprimer cette semaine pour dire « l’orientation » qu’il croit « juste pour la nation ». En attendant, le temps est suspendu à l’Assemblée nationale. « Tout le programme est annulé. C’est un peu le coup de massue. Personne n’avait vu le coup venir », glisse une source parlementaire.

— Avec l’Agence France-Presse

Élections européennes

L’Europe en mouvement

La droite radicale progresse, la France secouée

Les partis de la droite radicale ont enregistré des progrès marqués dans plusieurs pays, au point même de précipiter des élections législatives en France, sans chambouler pour autant l’équilibre des forces à l’échelle continentale, lors des élections européennes conclues dimanche.

Le dépouillement partiel des votes indiquait en soirée que les formations centristes au Parlement européen étaient en position de conserver une majorité de sièges susceptible d’assurer une continuité politique à Bruxelles.

Le Parti populaire européen (PPE), qui regroupe les partis de la droite traditionnelle de plusieurs pays membres, était donné gagnant du scrutin en fin de soirée avec 184 sièges, en hausse de 8.

Les 139 sièges attribués aux sociaux-démocrates et les 80 du groupe Renew devraient permettre aux membres de la « grande coalition » de dépasser confortablement le seuil critique de 360 requis pour assurer la poursuite de leur travail.

Les partis de la droite radicale, qui sont réunis principalement au sein du groupe Identité et démocratie (ID) et du Groupe des conservateurs et des réformistes européens (CRE), ont obtenu respectivement 58 et 73 sièges, une hausse d’une douzaine de sièges.

« Ils ont obtenu des gains assez significatifs qui ne menacent pas pour autant la majorité en place » au Parlement européen, a résumé à La Presse Jean-Yves Camus, politologue français rattaché à l’Observatoire des radicalités politiques.

Les cas français et allemand

« Des progrès incontestables ont cependant été enregistrés » dans certains pays, a précisé l’analyste, évoquant notamment les cas de la France et de l’Allemagne.

Le Rassemblement national (RN) de Marine Le Pen, qui est membre de l’ID, a servi une sévère rebuffade au président français, Emmanuel Macron, en remportant plus de 30 % des voix lors de l’élection, un score sans précédent représentant plus du double de l’appui obtenu par la formation du chef d’État. Un seul point de pourcentage les séparait lors du scrutin européen de 2019.

M. Macron a confirmé l’importance de la défaite en annonçant rapidement la tenue d’élections législatives anticipées, parlant d’une « décision grave, lourde » visant à doter la France d’une « majorité claire pour agir dans la sérénité et la concorde ». Le scrutin à deux tours qui sera utilisé s’avère traditionnellement plus difficile pour le RN que le scrutin proportionnel européen.

En Allemagne, une autre formation de la droite radicale, l’AfD, a fait bonne figure en terminant deuxième au scrutin avec 16 % des voix, devant le camp social-démocrate du chancelier Olaf Scholz, qui a aussi été largement déclassé par les conservateurs.

M. Camus a indiqué que l’AfD avait obtenu un bon résultat même s’il avait fait campagne sur un « ton radical » et dû surmonter plusieurs controverses. L’un de ses chefs de file a suscité l’indignation en campagne en déclarant que les membres des Waffen SS, qui avaient joué un rôle central dans l’exécution de Juifs durant la Seconde Guerre mondiale, n’étaient « pas tous des criminels ».

Certains sondages suggéraient avant le scrutin européen que le poids de la droite radicale pourrait atteindre 30 % du total des sièges au Parlement européen, ce qui ne s’est pas matérialisé, le total demeurant plus près de 20 %.

Pour renforcer sa position, Marine Le Pen avait multiplié récemment les appels au rapprochement avec le CRE, qui regroupe notamment le parti de la cheffe du gouvernement italien, Giorgia Meloni, sortie aussi largement gagnante dimanche du vote dans son pays.

Le centre tient bon

M. Camus doute que ces deux formations fassent formellement alliance, notamment, dit-il, parce que la dirigeante italienne est « pragmatique » et ne veut pas d’une confrontation frontale avec la Commission européenne susceptible de compromettre les intérêts de son pays.

Les formations de la droite radicale seront quoi qu’il en soit en meilleure position pour œuvrer en faveur d’une « Europe des nations » moins centralisatrice, une réduction des cibles environnementales et une politique d’immigration plus restrictive, dit-il.

Cette dernière question, ajoute l’analyste, apparaît plus que jamais comme un enjeu profondément clivant sur le continent.

« À l’est de Berlin, la plupart des pays veulent arrêter l’immigration extraeuropéenne. Et la question divise de plus en plus à l’ouest, comme on le voit avec ce vote. »

— Jean-Yves Camus, politologue français rattaché à l’Observatoire des radicalités politiques

Les difficultés économiques, liées notamment à l’inflation, sont aussi fréquemment évoquées pour expliquer la montée de la droite radicale.

M. Camus pense que la situation témoigne aussi du fait que les dirigeants européens n’ont pas réussi, à travers les années, à développer un « narratif collectif » susceptible de rallier la population.

« Un peu partout en Europe, les gens ont une vision claire des désagréments qui viennent de l’Union européenne, que ce soit les tracasseries administratives ou les normes à respecter. Mais mettez-leur le nez sur une route neuve construite avec des fonds structurels européens et ils ne la voient pas », commente-t-il.

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, qui est issue du PPE, s’est félicitée malgré tout que « le centre tienne » et qu’une majorité d’électeurs se soient prononcés en faveur d’une « Europe centrale forte ».

La politicienne, qui sollicite un nouveau mandat de cinq ans à la tête de la Commission européenne, a assuré dans la même veine que sa formation et ses alliés veilleraient à « construire un rempart contre les extrêmes ».

Quelques pays en bref

La confirmation de l’Italie

La cheffe du gouvernement italien, Giorgia Meloni, arrivée au pouvoir en 2022, avait fait du scrutin européen une forme de référendum et a été récompensée par une large victoire. Frères d’Italie, sa formation de droite radicale, a obtenu plus de 25 % des voix après en avoir reçu moins de 7 % en 2019. La gauche est arrivée derrière avec près de 22 % des voix.

Le score hongrois

Le parti Fidesz, du premier ministre hongrois, Viktor Orbán, a obtenu 44 % des voix lors du scrutin. Le score, bien qu’élevé, représente un recul de près de 10 points de pourcentage pour la formation du politicien conservateur, qui a souvent eu maille à partir avec les autorités européennes, notamment sur les questions d’immigration et la guerre en Ukraine.

Le nationalisme autrichien

La droite radicale a aussi fait bonne figure en Autriche, le parti nationaliste FPÖ ayant remporté 27 % des voix, devant les conservateurs et les sociaux-démocrates. Les Verts ont enregistré un fort recul, reflétant une baisse de popularité des formations écologistes qui s’est manifestée dans plusieurs pays ayant participé au scrutin européen.

Quel impact au Canada ?

La progression de la droite radicale en Europe pourrait-elle se refléter de notre côté de l’océan ? Peut-être, selon trois experts.

Les résultats des élections européennes pourraient-ils donner un élan à la droite radicale au Québec et au Canada ?

« Il est vraisemblable que cette progression de l’extrême droite va donner du gaz aux mouvements d’extrême droite ici », affirme David Morin, professeur de science politique et spécialiste de la radicalisation à l’Université de Sherbrooke, en ajoutant que ces mouvements se parlent et collaborent déjà à différents degrés.

Selon Ruth Dassonneville, professeure spécialiste en comportement politique à l’Université de Montréal, l’opinion publique au Canada et au Québec n’est pas si différente de celle en Europe, notamment pour les questions d’immigration. « Il pourrait y avoir un appui pour des partis d’extrême droite ici, et ça pourrait arriver assez rapidement », ajoute-t-elle.

Or, « le Canada a un historique de gouvernance au centre de l’échiquier politique », selon Martin Geoffroy, spécialiste de l’extrême droite et directeur du Centre d’expertise et de formation sur les intégrismes religieux, les idéologies politiques et la radicalisation (CEFIR), qui souligne que les partis d’extrême droite existent au Canada, mais sont beaucoup plus marginaux qu’en Europe. « Il n’existe pas aujourd’hui de parti d’extrême droite institutionnalisé, à l’exception du Parti populaire du Canada et de quelques partis provinciaux », confirme David Morin.

Car le Canada offre moins d’oxygène aux partis de la droite radicale en raison de son système électoral, explique Ruth Dassonneville. « Dans un mode de scrutin majoritaire comme le nôtre, c’est beaucoup plus difficile pour ces partis d’obtenir un bon score », souligne la chercheuse, précisant que le mode de scrutin proportionnel du Parlement européen offre plus de chances aux partis de la droite radicale d’obtenir de bons résultats.

Comment la droite radicale gagne-t-elle du terrain au Canada, si ce n’est pas par les urnes ?

La droite radicale occupe donc une place marginale sur l’échiquier politique canadien, mais cela « n’empêche pas néanmoins une normalisation progressive de certaines de ses idées, comme sur l’immigration », commente David Morin. Selon le chercheur, ces idées circulent tout simplement autrement. « Cette extrême droite est surtout présente sur les réseaux socionumériques, mais tend à se mobiliser aussi dans l’espace social tout court. »

L’amplification des discours de la droite radicale pourrait faire prendre un virage extrême aux partis de la droite traditionnelle, soutient Ruth Dassonneville. « Ce qu’on pourrait voir arriver, c’est que des partis plus mainstream de droite bougent de plus en plus vers une telle position, parce qu’ils ont l’impression que c’est là où l’opinion publique se trouve », commente Ruth Dassonneville.

Pour gagner du terrain, la droite radicale s’infiltre par ailleurs au sein des partis politiques traditionnels de droite, explique David Morin. « On a vu que cela avait bien fonctionné aux États-Unis avec le Parti républicain qui est tiré très à droite depuis l’administration Trump. »

La forte présence de la droite au Parlement européen pourrait-elle nuire aux intérêts économiques d’autres pays ?

Les partis de la droite radicale ont tendance à favoriser des politiques économiques protectionnistes, souligne Martin Geoffroy. Ainsi, pour le commerce international, un Parlement européen plus à droite pourrait avoir une influence néfaste sur le Canada, notamment en « menant à une remise en question de notre traité de libre-échange avec l’Europe ».

En effet, les résultats des élections témoignent d’une volonté de renforcer les frontières de l’Union européenne, selon Ruth Dassonneville. « Mais je pense que ça jouerait plus sur une question comme l’immigration que sur un enjeu comme le libre-échange », nuance la chercheuse.

Quel impact les résultats des élections européennes pourraient-ils avoir sur l’environnement ?

Une présence plus forte de l’extrême droite au Parlement européen pourrait mettre à mal les efforts de réduction des émissions de gaz à effet de serre, selon Martin Geoffroy. « En environnement, le terrain de jeu n’est pas national, mais bien planétaire, donc si vous avez le tiers de l’Europe qui ne collabore pas, ça complique les choses. »

Si le Parlement européen est déchiré par des enjeux comme le pouvoir d’achat et l’immigration, l’environnement pourrait être mis au second plan, d’après Ruth Dassonneville. « Je pense que le risque plus important, c’est qu’on ignore un peu le réchauffement climatique et qu’on repousse un peu toutes les cibles de réduction des gaz à effet de serre », ajoute la chercheuse.

Or, l’avancée de l’extrême droite au Parlement européen pourrait aider les partis écologistes à se faire entendre au sein de coalitions. « Si l’extrême droite a gagné des sièges, peut-être que les autres groupes vont avoir besoin des écologistes pour passer certaines lois. Ça les mettrait dans une position pour mettre davantage de pression », explique Ruth Dassonneville.

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