Ces centenaires toujours en vie

128 ans à retrousser ses manches

Le Québec compte de nombreuses petites entreprises plus que centenaires, longtemps ou toujours détenues par la descendance du fondateur. Durant le temps des Fêtes, nous racontons trois de ces histoires de famille. Aujourd’hui : Chemise Empire.

Une usine de confection de chemises peut être fort distrayante.

« Hélène et moi, notre grand-père nous amenait souvent à l’usine quand on était petits. On se servait un peu de l’usine comme terrain de jeu les fins de semaine », raconte Paul Béland.

« L’usine était située à moins d’un demi-kilomètre à pied de notre maison, le relance sa sœur Hélène. Je n’allais même pas à la maternelle et je me rendais à l’usine à pied pour voir mon grand-père. »

Chemise Empire a été fondée il y a 128 ans à Louiseville. La chemise canadienne, au fil des ans, a rétréci comme peau de chagrin sous la pression de la concurrence étrangère, mais Chemise Empire, à la force du poignet, a été maintenue en activité jusqu’à nos jours.

Paul et Hélène Béland sont les arrière-petits-enfants du fondateur, Joseph-Édouard Béland.

Les débuts

Joseph-Édouard Béland était né à Louiseville en 1869, fils du cordonnier Jean-Baptiste Béland. Celui-ci a dénoué les cordons de sa bourse pour envoyer son fils apprendre l’anglais, et accessoirement quelques notions de comptabilité, chez un commerçant anglophone de Sherbrooke. « Un peu comme on envoie quelqu’un étudier à l’étranger », commente Paul Béland.

Joseph-Édouard est revenu de l’étranger deux ans plus tard avec un petit capital d’anglais et 400 $, avec lesquels il a ouvert à Louiseville un magasin de gadgets et babioles – des novelties, disait-on.

De la chaussure à la chemise, il n’y avait peut-être qu’un pas pour le fils du cordonnier, qui avait hérité de son père le goût des choses bien taillées. En 1894, il a loué l’étage supérieur de son magasin pour y installer un atelier de découpe de pièces de chemises dont l’assemblage était confié à des couturières à domicile.

C’est ce qui marque la naissance de l’entreprise, qui prendra bientôt le nom Empire Shirt Company, peut-être sous l’inspiration du jubilé de diamant de la reine Victoria, célébré en 1897.

Incendie et dépression

En 1903, Joseph-Édouard a acheté un terrain sur lequel il construit une première usine, à l’endroit où se dresse toujours l’usine actuelle. Elle a flambé 10 ans plus tard. Joseph-Édouard a rapidement reconstruit l’usine, qui sera ensuite agrandie à quatre reprises.

Joseph-Édouard est mort prématurément en 1927, à 58 ans, de problèmes cardiaques. Il a légué Chemise Empire à sa femme Séverine, qui présidera l’entreprise jusqu’à sa mort. Sur les cinq fils du couple, trois, les trois plus vieux, Lucien, Alexandre et Paul, travaillaient alors dans l’entreprise familiale.

Dans les premiers états financiers de l’entreprise, incorporée en 1928 après la mort du fondateur, Paul Béland a relevé des ventes annuelles approchant 600 000 $. La liste des comptes à recevoir énumère plusieurs grands détaillants partout au Canada, y compris de nombreuses succursales de la T. Eaton Company.

L’année suivante, la crise de 1929 frappe.

« Durant la Grande Dépression, l’entreprise s’est assez bien tirée d’affaire », relate Paul Béland.

Il a retrouvé un article paru en 1934 dans la revue du fabricant de machines à coudre Union Special, qui consacre trois pages à l’entreprise de Louiseville à l’occasion de son 40e anniversaire. On indique que l’entreprise a confectionné 167 000 douzaines de chemises en 1933, soit 40 % de la production canadienne.

Sans surprise, la guerre fait exploser les ventes, qui doublent entre 1939 et 1942.

C’est après la guerre que la situation de Chemise Empire empire.

De père et mère en fils

À la mort de Séverine en 1950, l’entreprise est passée aux mains de ses fils Lucien, Alexandre et Paul. Alexandre a pris les commandes cinq ans plus tard, au moment où les commandes, justement, commençaient à décliner.

Les barrières tarifaires qui protégeaient le marché canadien étaient tombées après la guerre, ouvrant la porte aux fabricants américains qui bradaient leur production excédentaire.

Comme son père avant lui, Alexandre a voulu attirer dans l’entreprise son fils Marc, seul garçon de ses trois enfants. Marc l’a rejoint en 1958, peu de temps après avoir terminé ses études en comptabilité à l’École des hautes études commerciales.

Marc faisait face à l’invasion des importations asiatiques. « Dans les années 1960 et 1970, un paquet de joueurs de l’industrie ont fermé leurs portes. Chemise Empire était peut-être un des derniers survivants. »

Pour ne pas perdre la sienne, Marc a délaissé les chemises habillées pour se concentrer sur les chemises d’uniformes.

Le beau-père a fermé la porte

Marc avait deux enfants, Paul et Hélène.

En dépit de ses études en commerce à l’Université McGill, Paul ne voulait pas se joindre à l’entreprise familiale. « Mon intérêt pour l’économie et la finance a pris le dessus sur mon intérêt pour le secteur manufacturier. »

De surcroît, il ne voulait pas travailler avec son père. « J’ai vu mon père Marc travailler pour le sien, et ça m’a un peu refroidi. »

De son côté, Hélène était infirmière et n’avait aucune intention de se lancer dans l’aventure. « Je ne me sentais pas du tout la fibre pour ça », explique-t-elle, ajoutant qu’elle aura quatre enfants à deux ans d’intervalle. « C’était mon entreprise à moi. »

À l’été 1989, elle fréquentait depuis quatre ans un ingénieur mécanique, René St-Amant, qui travaillait à l’époque chez General Motors (GM), à Sainte-Thérèse. Marc a pris sa fille à part pour lui demander ce qu’elle en penserait s’il offrait à René de se joindre à l’entreprise.

« Je lui ai dit : es-tu fou, qu’est-ce que tu veux qu’il fasse à l’usine, il est ingénieur ! »

Ils se sont mariés à Louiseville quelques mois plus tard, le 3 février 1990, ce qui a donné l’occasion à René de visiter l’usine pour la première fois.

Marc a alors invité le couple à entrer dans son bureau. « Et vlang ! relate Hélène, il ferme la porte et il dit : “Assoyez-vous. Maintenant que vous êtes mariés, je peux parler.” »

« Quand il a fermé la porte, ajoute René, ma première impression a été : Oh boy, le beau-père va peut-être me dire que maintenant que je suis marié, il va m’avoir à l’œil ! »

Marc avait plutôt fermé la porte pour la lui ouvrir.

Il lui a offert de se joindre à l’entreprise pour en prendre éventuellement la relève.

« Il m’a dit : “Penses-y durant ton voyage de noces. Donne-toi 10 ans avec moi, et après ça, c’est toi qui poursuivras.” »

Le voyage de noces fut hanté par des chemises. « J’avais eu un coup de foudre pour l’entreprise », admet René.

Chez GM, il avait déploré les relations tendues entre dirigeants et employés. « Ton père avait une belle relation avec les employés, et l’atmosphère était familiale », adresse-t-il à sa femme. « Je lui ai dit : on essaie six mois et on verra. Les six mois ont duré 27 ans. »

Un drame

En 1998, Chemise Empire, lourdement endettée, a essuyé une perte financière substantielle à la suite de la faillite d’un client. « La crainte de mon père était d’être obligé de mettre la clé sous la porte de l’entreprise, à sa troisième génération », se remémore Paul Béland.

« La perte a grandement insécurisé mon père, et quand il a eu des problèmes dans sa vie personnelle en 1999, ç’a été la fameuse paille de trop qui brise le dos du chameau.

« Il avait travaillé 40 ans dans l’entreprise et il a pris sa retraite de façon un peu raide. »

Un discret euphémisme. Marc a mis fin à ses jours.

Nouvelle relève

Bouleversé, René St-Amant s’est attelé à la tâche.

« J’avais dit à Hélène : “J’espère que l’usine ne fera pas faillite dans la prochaine année, parce que je ne me le pardonnerai jamais.” »

La partie était rude dans la confection de chemises, mais la dernière manche n’était pas jouée.

René a redressé la situation et a encore dirigé l’entreprise jusqu’à sa retraite, en 2017. Aucun des quatre enfants du couple n’étant intéressé à prendre la relève, Hélène et René ont alors cédé l’entreprise au directeur général de l’usine, François Lizotte, avec crédit vendeur.

« Il avait la même passion, commente René. On le considère un peu, Hélène et moi, comme notre cinquième fils. »

« Notre fils spirituel », complète Hélène.

Deux ans plus tard, le président des vêtements Au Noir, Jonathan Sibony, qui cherchait un fabricant local, a suggéré à François Lizotte de fabriquer pour lui des chemises habillées, ce qui exigeait un important investissement en nouvelles machines.

Devant ses réticences, il lui a proposé de racheter l’entreprise.

« François m’a consulté, indique René St-Amant. Je lui ai dit que mon but était de donner à l’usine le maximum de chances de poursuivre. À ce moment-là, l’usine dépendait d’un client à 60 %. Ça permettrait de diversifier les commandes. »

Fin 2022, Chemise Empire emploie toujours près d’une centaine d’employés.

Hélène et René n’ont jamais cessé de sourire de tout l’entretien. L’homme heureux n’a pas de chemise, dit faussement un vieux proverbe français.

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