En Ukraine, le livre québécois trouve sa place

C’est une maison discrète au fond d’une allée de stationnement. Sur les colonnes, de petits rubans jaunes et bleus, à peine visibles, nous confirment que nous sommes au bon endroit. On sonne. Il ouvre. Et nous invite à nous installer sur le balcon arrière, où il pourra fumer à son aise.

Difficile de croire que le plus grand ambassadeur de la littérature québécoise en Ukraine vit dans ce condo de Sainte-Catherine, sur la rive sud de Montréal. Et pourtant. C’est bien ici que Rostyslav Nyemtsev traduit les romans et les pièces de théâtre qui seront ensuite publiés à Kyiv, pour la maison d’édition Anetta Antonenko.

En six ans, ce fonctionnaire de 57 ans a traduit pas moins de 12 romans québécois pour le marché ukrainien. Grâce à lui, les écrivains Larry Tremblay, Dominique Fortier, Patrick Senécal, Nicolas Dickner, Caroline George ou Christian Guay-Poliquin se retrouvent sur les étalages des librairies ukrainiennes, avec un succès d’estime, mais néanmoins réel.

« C’est moi qui choisis les livres, qui les propose, qui fait le synopsis », explique ce traducteur de formation.

Comment les sélectionne-t-il ? Un mélange de critères, dit-il.

« Il faut que j’aime le livre, que ça corresponde à la politique de la maison d’édition, et je dois me demander si ça peut plaire aux lecteurs ukrainiens. »

— Rostyslav Nyemtsev

Certains livres québécois ont selon lui un « aspect universel » qui les rend particulièrement exportables, comme Christine, la reine-garçon (Michel-Marc Bouchard) et L’orangeraie (Larry Tremblay). « Chacun peut trouver quelque chose qu’il comprend. »

D’autres sont traduits parce qu’ils mettent en scène des personnages ukrainiens. C’est le cas du Mammouth, de Pierre Samson, et de Natalia Z., de Chantal Garand, tous deux en cours d’impression. Dans le cas du livre de Mme Garand, le Z de Natalia sera toutefois retiré, car il est désormais associé à celui des tanks russes.

Au bon endroit au bon moment

Jointe à Kyiv, où elle poursuit ses activités malgré la guerre, Anetta Antonenko explique qu’elle a publié 14 livres québécois depuis 2016, à raison de « deux ou trois nouveautés par année », sur la trentaine de bouquins qu’elle lance annuellement, dont environ 85 % de traductions.

L’éditrice admet avoir plutôt grandi avec la littérature française, qui la « déçoit » cependant depuis un moment. « Elle me semblait trop superficielle et divertissante, ce qui ne me convenait pas en tant qu’éditrice. »

C’est à ce moment que Rostyslav Nyemtsev est venu cogner à sa porte, avec une proposition venue du Québec. « C’est lui qui a brisé mon scepticisme par sa persévérance et sa présence au bon endroit au bon moment. »

Anetta se lance en 2016 avec Tom à la ferme, de Michel-Marc Bouchard, qui fait désormais partie de sa série « unique » consacrée au théâtre. Elle est depuis venue deux fois au Salon du livre de Montréal et caresse le projet d’y revenir en 2022, consciente de son lien privilégié avec le Québec. « On appelle souvent ma maison d’édition la “plus canadienne” de l’Ukraine », résume-t-elle.

Au chapitre des ventes, difficile d’avoir l’heure juste. Mais elle confirme que Le poids de la neige, de Christian Guay-Poliquin, représente son plus gros succès québécois, ayant été réimprimé et édité à environ 10 000 exemplaires, en plus d’être commandé par le réseau des bibliothèques publiques ukrainiennes.

À sens unique

Pour la petite histoire, Rostyslav Nyemtsev était traducteur pour le gouvernement ukrainien avant de déménager il y a 21 ans au Québec.

Il entame alors une maîtrise en littérature québécoise pour se familiariser avec la langue et la culture d’ici. C’est là qu’il découvre des auteurs comme Hubert Aquin, Anne Hébert ou encore Michel Tremblay, qui lui laisse une forte impression avec ses Contes pour buveurs attardés.

De fil en aiguille, il commence à traduire du théâtre québécois en ukrainien, dans l’espoir d’une éventuelle réciprocité. Le théâtre russe prend à ses yeux beaucoup de place à Montréal, et il rêve que la dramaturgie ukrainienne sorte de l’ombre.

Mais les traductions n’iront que dans une direction. Du Québec vers l’Ukraine, point à la ligne. Un échange à « sens unique » qu’il déplore vivement.

« De l’Ukraine vers le Québec, c’est plus difficile, dit-il. Ici, la traduction, c’est de l’anglais vers le français, ou l’inverse. Il y a très peu de maisons d’édition québécoises qui publient des livres dans d’autres langues, et encore moins qui s’intéressent à l’Europe de l’Est. En Ukraine, on a moins peur de publier quelque chose d’inconnu. »

Le message est passé.

En attendant, Rostyslav Nyemtsev continue de jouer son rôle de passeur, en organisant des évènements littéraires ukrainiens à Montréal et en poursuivant ses traductions pour l’Ukraine. Un jour, il promet même de s’attaquer aux classiques comme Les belles-sœurs, de Michel Tremblay, et Un homme et son péché, de Claude-Henri Grignon. Du lourd.

En souhaitant que la guerre ne contrecarre pas ses projets…

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