COVID-19 et établissements pour aînés

La béquille du réseau chancelle

Aînés souillés et abandonnés, tarifs exorbitants, propriétaire au lourd passé : l’histoire d’horreur du CHSLD privé Herron a choqué les Québécois. Ce que le grand public ignore, c’est que l’État québécois « achète » des milliers de places dans le réseau privé, au moins 10 000, selon un décompte inédit. Un chiffre en forte croissance, malgré plusieurs exemples de négligence documentés. Mais la COVID-19 a fait chanceler cette béquille du réseau : le tiers des 165 résidences sous surveillance sont des établissements privés et accueillent des patients du public.

Caser des aînés à tout prix

« Maman, je ne sais pas comment elle va s’en sortir, si elle s’en sort. J’espère qu’elle a perdu la tête et qu’elle ne se souvient pas de ce qui s’est passé pendant ces deux semaines-là. »

Nathalie Stein faisait confiance au système de santé lorsque sa mère, en convalescence d’une chute au Centre hospitalier de St. Mary, a été transférée le 26 mars. Direction : un lit « acheté » par le réseau public aux Floralies LaSalle, un CHSLD privé. Il fallait faire de la place pour d’éventuels malades de la COVID-19.

Deux semaines plus tard, Louise Hamel en est sortie en ambulance, infectée par le coronavirus, à la demande de son médecin de famille, effaré par la désorganisation qui semblait régner à la résidence. 

Quand Nathalie Stein a fini par joindre la directrice au téléphone, « elle [lui] a dit qu’ils étaient en pénurie de main-d’œuvre ». « Je lui ai demandé pourquoi alors avoir pris plus de résidants avec plus de gens malades qui arrivent de l’hôpital s’il manquait déjà du monde. Elle m’a répondu que ce n’était pas sa décision », a relaté la femme en entrevue avec La Presse. « S’ils n’avaient pas le staff, ils n’auraient pas dû vendre les chambres [au réseau public]. »

La résidence Floralies LaSalle fait partie, comme le CHSLD Herron, des établissements privés où le réseau public achète des places depuis des années. L’objectif de ces « achats » : désengorger les hôpitaux des aînés en attente d’une place, mais qui ne peuvent pas être absorbés par le réseau des CHSLD publics. Québec achète ainsi de façon sporadique pas moins de 10 000 places dans les CHSLD privés et les résidences pour aînés, révèle une compilation inédite effectuée par La Presse.

Quelques semaines après l’admission de Mme Hamel, la résidence Floralies LaSalle compte désormais 84 cas de COVID-19 : les deux tiers des résidants ont été infectés. Selon un décompte effectué par La Presse, près du tiers des 165 résidences sous surveillance par Québec appartiennent au réseau privé et ont des contrats d’achat de places avec les centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS).

L’histoire de la mère de Mme Stein est bouleversante, mais elle est très loin d’être unique. Au cours des mois de janvier, février et mars, plusieurs CISSS de la région de Montréal ont acheté des places en accéléré dans le réseau privé. En effectuant une rapide revue dans le système d’appel d’offres du gouvernement, La Presse a pu repérer pour près de 3 millions de dollars d’achats de places pour les trois premiers mois de 2020.

La date de conclusion de l’un de ces contrats est le 8 avril : le CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal a acheté cinq places, justement à la résidence Floralies LaSalle. Des ententes en pleine pandémie ? « Ces lits à la résidence Floralies LaSalle sont utilisés temporairement pour héberger des personnes âgées en attendant de pouvoir les déménager dans la résidence de leur premier choix », dit Séléna Champagne, porte-parole du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal.

« La réservation nous a été faite le 19 mars 2020 dans le cadre du programme de délestage des lits des centres hospitaliers du MSSS, précise Benoît Lellouche, qui dirige le centre. Pour nous, il s’agissait uniquement de mettre à disposition des lits en situation d’urgence à un de nos partenaires publics et non du développement d’affaires. Notre priorité depuis le début de cette crise a été d’éviter un bris de services essentiels. » Le premier décès aux Floralies est survenu le 29 mars. Trois jours à peine après le transfert de Mme Hamel.

M. Lellouche, qui est lui-même atteint de la COVID-19, admet avoir des problèmes de recrutement de main-d’œuvre, mais assure que sa résidence n’a jamais été en bris de service comme le CHSLD Herron. « Depuis le départ, on a communiqué tous les jours la situation des Floralies LaSalle et Lachine au CIUSSS de l’Ouest. On a réussi depuis le début de la crise à maintenir tous les services essentiels, dit-il. On est honnêtes. Transparents. »

Manque « cruel » de ressources

Ce qui s’est passé aux Floralies LaSalle est survenu partout à l’échelle du Québec, estime un gestionnaire expérimenté du réseau de la santé, qui a travaillé aux plus hauts niveaux. « On a accéléré le transfert de ces gens-là partout où on pouvait, résume-t-il. Il nous a demandé l’anonymat pour préserver son emploi.

« Est-ce qu’on s’est assurés que ces endroits-là étaient prêts à les accueillir ? À mon avis, non ! On les a envoyés dans des milieux où on manquait cruellement de ressources. »

— Un gestionnaire du réseau de la santé, sous le couvert de l’anonymat

Pour lui, les hôpitaux auraient libéré bien assez de lits en reportant les opérations. « Avait-on besoin de transférer cette clientèle de façon aussi massive ? La réponse est non. »

Des tableaux du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) obtenus par La Presse montrent, cette semaine, seulement 170 aînés en attente d’une évaluation ou d’une place en hébergement, dans l’ensemble des hôpitaux du Québec. C’est très peu, souligne ce gestionnaire : en octobre dernier, à titre de comparaison, c’étaient presque 500 personnes âgées qui se retrouvaient dans la même situation, un chiffre qui demeure obstinément stable depuis des années.

Au moment où la mère de Danny Lessard a été admise dans un lit « public » au CHSLD Herron, début mars, le nom de l’établissement n’était pas encore synonyme de catastrophe. « Elle a été parachutée là », alors que la maladie d’Alzheimer lui faisait perdre de l’autonomie, a-t-il expliqué en entrevue téléphonique.

« Je suis allé la voir le jour où elle a été transférée et j’ai tout de suite demandé qu’on la sorte de là. Je voyais qu’il y avait des problèmes avant la pandémie. »

— Danny Lessard, dont la mère a été admise au CHLSD Herron

L’homme dit avoir été troublé de voir des employés qui tardaient à intervenir devant une chute, ainsi que des soignants qui ne parlaient qu’anglais affectés à sa mère francophone de 86 ans. « C’était aberrant », a-t-il dit. Sa mère, Jacqueline Sénéchal, a reçu un diagnostic de COVID-19 dans les derniers jours. Pour l’instant, elle va bien.

Le rythme des achats de places s’est donc accéléré au cours des trois derniers mois, mais cette tendance perdure depuis belle lurette. Le chercheur indépendant Yves Lévesque s’intéresse à la question de l’achat de places au privé depuis des années. Selon une compilation effectuée à partir du registre des résidences privées pour aînés, M. Lévesque évalue que le tiers des résidences à travers le Québec possèdent une entente avec le gouvernement pour héberger des patients. En additionnant les places reliées aux ententes conclues par le MSSS avec les CHSLD privés, on arrive, au bas mot, à près de 10 000 places achetées, parfois de façon sporadique (voir autre texte).

À titre de comparaison, le réseau des CHSLD publics compte actuellement 33 000 places.

3000 personnes en attente d’une place

Pourquoi le réseau public doit-il se reposer sur l’achat de places ? Parce que les places du privé sont les seules disponibles, répond Paul Brunet, président du Conseil pour la protection des malades.

« L’État ne construit plus de places en CHSLD depuis des années. Qu’est-ce qu’on fait quand il faut placer des gens âgés ? L’État achète des places ! »

— Paul Brunet, président du Conseil pour la protection des malades

Depuis des années, la liste d’attente pour une place en CHSLD tourne autour de 3000 noms.

En 2003, une revue des lits en CHSLD réalisée sous la gouverne de Philippe Couillard avait évalué à 42 000 le nombre de places en centre d’hébergement. Dix ans plus tard, même exercice sous Marguerite Blais : on en était à 38 000, une perte nette de lits, fait valoir MBrunet. Récemment, la ministre Blais a annoncé la création de 1000 places d’hébergement. La totalité de ces places sont achetées au privé, confirme Mme Blais. « On n’en a pas de place en CHSLD ! » (voir autre texte.)

Si de nombreux établissements privés sont de bonne qualité et se soucient de leurs bénéficiaires, dans certains cas, la qualité laisse à désirer. Et la crise de la COVID-19 a agi comme un révélateur. « Le réseau public n’est pas parfait, mais il y a quand même une certaine expertise, qui n’est pas du tout là au privé », dit Christine Morin, dont la mère a été hébergée à la résidence L’Étincelle, située dans un immeuble qui accueille la clientèle du privé et du public.

« Il y a des gens là-dedans qui ont les dents longues. On nous faisait même payer les thermomètres ! On ne peut pas en même temps vouloir faire de l’argent et vouloir le bien-être des résidants. Il y a des intérêts conflictuels. »

— Christine Morin, dont la mère a été hébergée à la résidence L’Étincelle

À l’étage où était hébergée la mère de Mme Morin, qui comptait 10 résidants, la quasi-totalité a été infectée à la COVID-19. « Il y a des mois, on leur a demandé : quel est votre plan de préparation en vue de la pandémie ? On n’a jamais eu de nouvelles. C’était écrit dans le ciel que ça allait mal se passer ! » Elle a appris par un autre résidant que sa mère était infectée. Le comédien Ghyslain Tremblay, qui y était également hébergé, est mort de la maladie.

La femme de Philippe Suys a été hébergée au CHSLD de la Rive à Laval, un établissement privé. Deux ans avant la COVID-19, elle a succombé à une épidémie d’influenza qui a touché la moitié des résidants. Six mois plus tard, une nouvelle épidémie de gale a duré six mois. « Quand les gens de l’accréditation venaient, on nettoyait l’urine, on changeait les lits. Tout ce qui était préposé, infirmière, c’était vraiment déficient », juge-t-il. L’actuel directeur général de l’établissement, André Lemieux, ne nous a pas rappelés.

Herron, un cas isolé

La situation que le grand public a pu constater au CHSLD Herron est un cas isolé, rétorque le directeur de l’Association des établissements de longue durée privés du Québec. « C’est un cas dommage et déplorable qui ne nous donne pas une bonne réputation, dit Michel Nardella, car les résultats des visites d’agrément et des visites ministérielles chez nos membres sont très bons. » 

Les CHSLD privés non conventionnés épaulent le réseau public depuis très longtemps à coût moindre, car ils ont historiquement été sous-financés, plaide-t-il.

« On n’a jamais diminué les services aux résidants, mais on paie nos employés un peu moins. »

— Michel Nardella, directeur de l’Association des établissements de longue durée privés du Québec

Consultant en politiques publiques à l’Institut économique de Montréal, Patrick Déry estime qu’il ne faut pas diaboliser la place du privé en santé. Dans une analyse publiée en 2018, il soulignait que « contrairement à certaines fausses perceptions, la qualité des soins est élevée dans les résidences privées du Québec ». L’analyse citait un sondage du Réseau FADOQ montrant que le taux de satisfaction générale envers les résidences privées était de 94 % chez les aînés et grimpait à 98 % en ce qui a trait spécifiquement aux soins.

« Un scandale »

Professeur à la faculté des sciences infirmières de l’Université Laval, Philippe Voyer fait de la recherche sur les soins de longue durée depuis 1993. Pour lui, l’achat de places d’hébergement pour aînés par le réseau de la santé de gré à gré, souvent à la dernière minute, est tout simplement « un scandale ».

« On ne fait pas d’appels d’offres. On n’est pas dans un processus qui permet de déposer le meilleur projet », critique-t-il. M. Voyer dénonce entre autres le fait que mis à part une absence de casier judiciaire, n’importe qui peut ouvrir une résidence pour aînés et tenter d’obtenir des contrats du gouvernement. « Il devrait y avoir une obligation d’avoir une équipe avec des compétences », dit-il.

Au Québec, les résidences privées pour aînés sont devenues un marché très lucratif, fait valoir l’ex-ministre de la Santé Réjean Hébert. Le Québec compte à lui seul la moitié de toutes les résidences privées du Canada. 

« Les promoteurs font des ententes préalables à la construction pour l’achat de places par le gouvernement ! Ça ne devrait pas exister. »

— Réjean Hébert, ex-ministre de la Santé et des Services sociaux

Daniel Beaudry a été conseiller aux établissements pour la défunte Agence de la santé et des services sociaux de Montréal et pour le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, de 2009 à 2017. À ce titre, il était responsable de la certification des résidences privées pour aînés. M. Beaudry visitait les résidences et s’assurait qu’elles respectaient les normes. Une majorité était de qualité. Mais certains récalcitrants causaient bien des maux de tête et la liste des manquements pouvait être longue.

Même s’il connaissait comme le fond de sa poche chaque établissement de Montréal, jamais on ne le consultait quand venait le temps d’acheter des places pour des aînés dans ces résidences privées.

« Le mot qui était à la mode, c’est qu’il fallait soutenir les résidences. Mais soutenir, ça pouvait aller loin », dit-il.

« Il y a tellement de pression pour libérer des lits d’hôpital qu’on accepte n’importe quoi. »

— Daniel Beaudry, ex-conseiller aux établissements pour la défunte Agence de la santé et des services sociaux de Montréal et pour le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal

« Les gestionnaires des établissements de santé sont pris : ou bien ils ne libèrent pas de lits d’hôpital et ils se font taper sur les doigts, ou bien ils envoient des aînés dans des endroits plus ou moins recommandés », soutient M. Beaudry.

Aucun cas n’illustre mieux cette triste réalité que celui de la résidence Bellerive, sur lequel M. Beaudry a d’ailleurs travaillé. En avril 2019, des reportages de La Presse révèlent l’ampleur des problèmes dans cette résidence de 122 places, où le CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal a placé plus de 200 patients en six ans.

Des rapports répétés ont souligné le faible nombre de préposés en poste, les fortes odeurs d’excréments qui régnaient dans l’immeuble, les sonnettes d’appel inopérantes. Le responsable de la résidence, Guoji Shan, est un célèbre propriétaire de taudis de Montréal-Nord. 

À la suite des reportages, le CIUSSS cesse ses ententes avec la résidence Bellerive. Un an plus tard, la résidence, autrefois occupée jusqu’à 60 % par des bénéficiaires qui y avaient été dirigés par le public, ne compte plus que 23 résidants. Bref, pendant des années, l’apport de bénéficiaires envoyés par le public a donc maintenu une résidence plus que médiocre sous respirateur artificiel.

Et M. Shan le confirme d’ailleurs candidement lui-même : « Depuis que le CIUSSS ne nous envoie plus personne, on a beaucoup, beaucoup de places disponibles. »

— Avec la collaboration d’Ariane Krol, La Presse

Trois types de ressources

L’achat de places par les CISSS et les CIUSSS se fait dans trois types d’établissements : les CHLSD privés, les résidences privées pour aînés et les résidences intermédiaires. Ces établissements sont liés par des contrats dont les exigences sont plus ou moins strictes, selon le type de ressource.

Des contrats conclus avec le privé en vue de la COVID-19

CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal

22 places achetées entre janvier et mars dans trois résidences privées, Floralies LaSalle, Floralies Lachine, Résidence Angelica

Valeur totale : 315 000 $

CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal

Un contrat d’une valeur de 1,6 million est accordé au CHSLD Argyle, site Vivalis, en janvier. Le nombre de places n’est pas précisé.

CIUSSS de la Montérégie-Ouest

10 places achetées en janvier 2020 au CHSLD Herron

Valeur : 518 000 $

Un système complexe

Nombre : environ 2600

Le Québec compte 2600 milieux de vie destinés aux aînés, répartis sur tout son territoire. Depuis deux semaines, ces établissements se retrouvent sous les projecteurs parce que la COVID-19 y fait le gros de ses victimes. La Presse vous offre un tour d’horizon de cet univers afin de vous y retrouver.

Trois types de milieux de vie

Résidences privées pour aînés (RPA)

Nombre : 1900

logements : 130 000 

Une résidence pour aînés peut prendre plusieurs formes, des appartements non supervisés aux chambres avec services pour aînés semi-autonomes ou en convalescence. Depuis quelques années, les RPA doivent respecter des critères plus stricts de fonctionnement, notamment en assurant la présence de personnel en tout temps. Ensemble, les RPA du Québec accueillent un peu moins de 20 % des Québécois de 75 ans et plus et facturent en moyenne 1557 $ par mois pour une place standard, selon un rapport de 2014.

Ressources intermédiaires (RI)

Nombre : 367

places : 10 095 

Une ressource intermédiaire se trouve à mi-chemin entre une résidence privée pour aînés et un CHSLD : ces installations, privées, dispensent habituellement jusqu’à trois heures de soins par résidant et par jour. Elles sont destinées aux personnes âgées qui souffrent d’une perte d’autonomie légère à moyenne. On trouve aussi des ressources intermédiaires destinées à d’autres clientèles (autisme, toxicomanie, etc.).

Centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD)

Nombre : environ 400

Résidants : environ 44 000

Un CHSLD est une installation qui accueille les aînés qui ne sont plus autonomes dans leurs tâches quotidiennes (manger, se laver, faire ses besoins), en raison d’un problème physique ou d’un trouble cognitif. C’est le milieu de vie qui offre les soins de santé les plus avancés, exception faite de l’hôpital. Des personnes qui ne sont pas des aînés, mais qui ne sont pas autonomes – des personnes lourdement handicapées, par exemple – y vivent aussi.

Deux types de CHSLD

CHSLD publics

Nombre : 313

résidants : 33 000 

Les CHSLD publics constituent les services de fin de ligne pour la plupart des aînés qui sont totalement dépendants des autres pour vivre. Le résidant contribue en fonction de ses revenus, pour un loyer mensuel maximal de 1947 $ pour une chambre individuelle. Le coût réel du service est évidemment bien plus élevé, une différence comblée par le budget de l’État. Ensemble, les CHSLD publics accueillent 33 000 résidants.

CHSLD privés

Nombre de résidences : environ 100

résidants : 11 000

Encore là, il faut distinguer deux catégories : les CHSLD privés conventionnés (il y en a 57 au Québec) opèrent essentiellement comme des CHSLD publics. Le coût pour le résidant et les critères d’admission sont les mêmes, c’est le réseau public qui y place tous les résidants.

La quarantaine de CHSLD privés non conventionnés installés au Québec sont différents. Ils ont besoin d’un agrément gouvernemental pour fonctionner, mais c’est leur propriétaire qui fixe les critères d’admission, ainsi que la facture imposée au résidant, en moyenne de 4000 $ à 8000 $ par mois, selon leur association. Mais dans les faits, c’est le réseau public qui « achète » la grande majorité des 3900 lits des CHSLD privés non conventionnés parce qu’il manque de places dans ses propres installations. C’est le cas des familles qui témoignent dans notre premier article.

10 000 aînés confiés au privé

Incapable d’héberger tous les aînés québécois en perte d’autonomie dans les établissements publics de la province, le gouvernement se tourne de plus en plus vers le privé pour offrir ce service. Plus de 480 résidences privées pour aînés et 49 CHSLD privés possèdent ce type de contrat, révèle une compilation effectuée pour La Presse.

Si bien qu’aujourd’hui, c’est au bas mot 10 000 aînés qui sont confiés par l’État au réseau privé, selon des ententes dont le nombre explose et qui sont souvent négociées « sur le coin d’une table » pour libérer d’urgence des lits d’hôpital, dénoncent des intervenants.

Président de la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS-CSN), Jeff Begley estime que ces achats de places sont la conséquence directe du désengagement de l’État dans les soins aux aînés. « Et c’est un choix budgétaire. Parce que ça coûte moins cher d’acheter ces places que de construire un CHSLD. »

« C’est indéniable que le réseau a besoin de nous. Il manque 3200 places en CHSLD. Environ 3000 places en ressources intermédiaires. »

— Yves Desjardins, président du Regroupement québécois des résidences privées pour aînés (RQRA)

Une explosion de contrats

La Presse a demandé au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) de lui donner le nombre de résidences ou de CHSLD privés ayant un contrat d’achat de places avec le réseau pour accueillir une clientèle âgée et en perte d’autonomie. Le MSSS a pu dire que 49 contrats sont signés avec des CHSLD privés pour un total de 2500 personnes hébergées. Mais qu’en est-il des résidences privées pour aînés ?

Pour en avoir le cœur net, La Presse a dû se tourner vers Yves Lévesque, chercheur indépendant qui s’intéresse depuis plus de 10 ans au secteur de l’hébergement privé. En épluchant le Registre des résidences privées pour aînés, M. Lévesque a découvert que 483 des 1746 résidences privées du Québec possèdent un tel contrat d’achat de places.

« On voit qu’on ne construit pas assez de places au public. Surtout avec le vieillissement de la population. On doit se tourner vers le privé », dit-il.

Nombre de places inconnu

La majorité des ententes d’achat de places ont été conclues en vertu de l’article 108 de la Loi sur la santé et les services sociaux. Cet article permet entre autres à un établissement de santé d’acheter rapidement des places d’hébergement dans des résidences privées.

Le recours à cet article devait au départ être occasionnel pour libérer des lits d’hôpital de façon urgente et temporaire, souligne M. Lévesque, qui constate aujourd’hui une explosion de ce type de contrat. « En 2014, on avait 88 de ces contrats d’“article 108”. Aujourd’hui, on en a 224 », note-t-il. Impossible également de savoir combien d’aînés sont hébergés dans le réseau en fonction de ces ententes : la donnée n’est pas déclarée dans le registre des résidences privées pour aînés.

Des ententes signées « sur un coin de table »

Johanne Pratte est directrice générale de l’Association des ressources intermédiaires d’hébergement du Québec (ARIHQ). Elle dénonce depuis des années l’existence de ces ententes signées en vertu de l’article 108. « Ces ententes sont signées de gré à gré. On négocie ça sur le coin d’une table », critique-t-elle.

Mme Pratte explique que les places achetées par le gouvernement en ressources intermédiaires sont encadrées par un « cadre de référence » qui établit notamment à quel montant par jour a droit le propriétaire d’une ressource intermédiaire pour s’occuper des patients âgés qu’on lui confie. Ces places sont attribuées en vertu d’appels d’offres.

Mais dans le cas des ententes « article 108 » signées avec des résidences privées pour aînés, tout est négocié à la pièce.

« Ces contrats ne sont pas encadrés. On ne sait pas ce qui se passe là-dedans. L’article 108 devrait être utilisé pour une urgence. Pour dépanner. Mais c’est devenu une voie parallèle pour ouvrir des places permanentes en contournant les règles. »

— Johanne Pratte, directrice générale de l’Association des ressources intermédiaires d’hébergement du Québec

Pour Mme Pratte, si le gouvernement a de plus en plus recours à ce type de contrat, c’est qu’il y a « un manque de planification » par rapport à l’ouverture de places d’hébergement pour les aînés.

Yves Desjardins du RQRA demande lui aussi depuis des mois au gouvernement d’uniformiser les contrats signés en vertu de l’article 108. « Parce qu’actuellement, les contrats n’ont pas tous les mêmes tarifs, pas les mêmes paramètres », dit-il. Selon lui, l’imposition d’un tarif uniforme permettrait d’offrir une meilleure qualité de soins.

Une analyse publiée en octobre 2019 par l’Institut économique de Montréal tend à donner raison à M. Desjardins. L’analyse préparée par le consultant en politique publique Patrick Déry soulignait qu’à subvention égale, les CHSLD privés conventionnés offrent une qualité de soins égale ou supérieure au public.

Pour M. Déry, il faut éviter de diaboliser le privé. « Il ne faut pas opposer le privé et le public. Il faut offrir ce qu’il y a de mieux pour le patient », dit-il.

De son côté, Jeff Begley, de la FSSS-CSN, se questionne sur l’opacité qui entoure la signature de plusieurs contrats d’achat de places dans le privé. « Si c’est le bon choix et que pour les aînés, ces ententes sont bonnes, pourquoi ne pas rendre tout ça public ? Pourquoi tant d’opacité ? demande M. Begley. Il y a une sérieuse réflexion à avoir sur la question des soins aux aînés. »

Des exemples d’achat de places

Résidences intermédiaires, CHSLD privés et résidences privées pour aînés

CISSS de la Montérégie-Centre

637 places achetées depuis trois ans, auxquelles s’ajoutent 727 places temporaires achetées en 2020

CISSS de la Montérégie-Ouest

186 places achetées depuis trois ans, dont 95 en 2020

CISSS de la Montérégie-Est

83 places achetées depuis 2018 et 45 dans les trois premiers mois de 2020

CISSS des Laurentides

257 places achetées au cours des trois dernières années, 39 en 2020

CISSS du Saguenay–Lac-Saint-Jean

49 places achetées au cours des trois dernières années

CISSS de l’Outaouais

148 places achetées au cours des trois dernières années, 47 en 2020

CISSS de Chaudière-Appalaches

57 places achetées depuis trois ans

« On n’a pas vu que la population vieillissait à un rythme extrêmement accéléré »

Nous avons demandé à la ministre responsable des Aînés, Marguerite Blais, si le privé était devenu une béquille pour notre réseau. « Votre question est très pertinente. Depuis des années on achète des places dans le privé plutôt que de construire. On a préféré faire ça parce que ça coûtait moins cher, dit-elle. On a fait un choix économique. On n’a pas vu ou on n’a pas voulu voir que la population vieillissait à un rythme extrêmement accéléré. »

Tout n’est pas mauvais dans le réseau privé, plaide-t-elle. Mais il est sûr que certains établissements privés avaient dans certains cas de très faibles sommes de l’État pour prendre soin de leurs bénéficiaires. « Il y avait des CHSLD privés qui avaient un per diem très inférieur à ce qu’on donne dans d’autres ressources. Ça n’a pas de sens. Comment pouvons-nous donner la même qualité de soins et services si les CHLSD privés n’ont pas les mêmes montants d’argent pour payer leur personnel ? On a été en mesure d’aller chercher 50 millions pour être capable de rehausser leurs per diem. Mais on veut que l’argent aille dans la poche de professionnels de la santé et non de propriétaires. Ce n’est pas une business comme une autre de s’occuper des gens âgés. »

Mme Blais évoque également la possibilité de lever le moratoire sur les CHSLD privés conventionnés, qui sont soumis à des normes très élevées de qualité. « Il y avait un moratoire sur la construction de CHSLD privés conventionnés. On jongle avec l’idée depuis quelque temps, à savoir si ce serait la meilleure formule. »

— Katia Gagnon, La Presse

Visés par des coroners

Depuis trois ans, plusieurs rapports de coroner ont braqué les projecteurs sur les faiblesses de ce réseau parallèle privé, qui sert de béquille au public

Résidence Tournesol (2016)

Yvette Saumur avait 80 ans, en août 2016, lorsque le réseau public l’a envoyée à la Résidence Tournesol à Ahuntsic afin qu’elle puisse prendre du mieux après une fracture à une jambe. Deux jours après son arrivée, Mme Saumur a soudainement de la difficulté à respirer. Elle a besoin d’aide, mais « les ambulanciers qui se présentent sur les lieux se butent à des portes verrouillées. Après environ 10 minutes d’attente, un préposé ouvre les portes aux ambulanciers qui se précipitent », relate la coroner Stéphanie Gamache dans un rapport signé l’an dernier. Il est trop tard. La dame meurt quelques minutes plus tard.

Résidence de l’île (2017)

Georges Vincent, 94 ans, était atteint d’alzheimer et faisait des chutes à répétition. « L’investigation a permis d’établir que la Résidence de l’Île n’est pas adaptée pour un type de clientèle », statuait la coroner Pascale Boulay, à la suite de son décès en août 2017. Quelques mois auparavant, le vieil homme avait été transféré de l’hôpital de Hull vers la Résidence de l’Île, par l’intermédiaire de l’achat d’une place par le CISSS de l’Outaouais. Il est mort d’un arrêt cardiaque. Il n’y avait aucun défibrillateur sur place.

CHSLD Herron (2017)

En 2017, Diana Pinet, 94 ans, meurt étouffée par sa nourriture au CHSLD Herron, à Dorval. Deux ans plus tard, la coroner Julie-Kim Godin dépose un rapport accablant. Personne n’a effectué de manœuvre pour dégager les voies respiratoires de la victime. La préposée en poste n’avait pas appelé le 911 au moment des faits, « car elle n’était pas autorisée à le faire ». La coroner avait alors souligné le manque de collaboration des autorités de la résidence.

Résidence l’Éden (2018)

Après être tombé au moins cinq fois et avoir subi une opération à la hanche, Roddy Simard, 86 ans, chute de nouveau à la résidence L’Éden. Il y réside en vertu d’une entente de service avec le CISSS de Laval. La résidence n’a pas correctement évalué le risque de chute du vieil homme, estime la coroner Marie-Pierre Charland. Sur le rapport de chute, des points d’interrogation sont notés et des blancs sont laissés par le personnel, « ce qui porte à croire qu’il n’y aurait pas eu de surveillance post-chute ».

Résidence de l’île (2019)

Germaine Labelle, 94 ans, se plaint de douleurs depuis deux jours : on la transfère à l’hôpital de Hull, où on découvre qu’elle souffre d’une fracture du bassin. Aucune note des préposés ou des infirmières de la résidence ne peuvent expliquer cette blessure, souligne la coroner Francine Danais. Les déclarations faites aux policiers sont confuses et contradictoires. « Il faut aussi se questionner si le milieu de soins requis était adéquat pour une personne dans la condition de Mme Labelle. »

Résidence Vivalis (2019)

Au cours du mois de février 2019, des plaies de pression sont découvertes à plusieurs reprises sur le corps de Gabrielle Lemire, 89 ans. La situation stagne pendant des jours, la « gestion de la douleur » est inégale et la famille se montre préoccupée par l’importance d’une plaie, explique le coroner Éric Lépine. Les infirmiers, observe la famille, sont réticents à changer les pansements. La femme meurt d’insuffisance cardiaque.

— Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

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