Cinéma

Monteur, un métier de l’ombre sous les projecteurs

Ses outils : une paire de ciseaux, du fil de couture et beaucoup de créativité. Non, Sophie Leblond n’est pas tailleuse, mais monteuse de films et documentaires. Celle qui a collaboré avec de nombreux réalisateurs (Denis Villeneuve, Philippe Falardeau ou Louise Archambault, entre autres) accumule les distinctions, venant de remporter un prix Écran pour le montage du documentaire Alexandre le fou. Elle transmet aussi depuis peu les ficelles du métier à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Pour nous, la monteuse démonte le décor et apporte son éclairage sur ce métier de l’ombre.

Quelle est la place du monteur et sa relation avec le réalisateur ?

C’est certes un travail dans l’ombre, mais aussi un travail de collaboration. Un ping-pong se joue avec le réalisateur, et j’avance le film en parallèle pour m’assurer qu’on ait tout.

Les échanges des longues collaborations, comme celle avec Stéphane Lafleur [avec qui elle a travaillé sur plusieurs longs métrages, dont Tu dors Nicole et Continental, un film sans fusil], sont particulièrement bénéfiques. Je reçois les idées en amont, on discute au niveau du synopsis, de la première version de montage, on prend des détours. Une expérience de montage peut prendre quatre ou cinq mois, où on revisite le film constamment. Chaque monteur procède différemment, mais j’essaye de limiter ma présence sur le tournage, car l’excitation par rapport à une scène pourrait déteindre sur la façon de la regarder au montage.

Rester dans l’ombre, est-ce frustrant ?

Il y a toutes sortes de plantes, et je suis de celles qui fleurissent mieux à l’ombre, mais c’est certain que cela peut être frustrant pour ceux qui le vivent mal. Les monteurs se ressemblent quand même beaucoup et s’entraident. Quand je travaille, j’aime être entourée et voir les projets des autres.

Quelles sont les qualités d’un monteur ?

Une ouverture d’esprit, une bonne écoute, la capacité de se plonger dans l’univers de quelqu’un d’autre. Aussi, un intérêt pour les gens, qu’il s’agisse de personnages fictifs ou de documentaires. Sans cela, un monteur ne peut pas s’intéresser aux films sur lesquels il travaille. On crée un processus d’identification aux personnages, sinon on ne sait pas quelle prise prendre, ni où couper. Par moments, on devient un peu l’allié des acteurs. Chacun de leurs gestes et silences a une portée pour nous, chaque prise peut faire l’objet d’une différente interprétation. Je pense qu’un acteur qui gagne un prix d’interprétation a un certain lien avec son monteur.

Parlez-nous des fameux « faux raccords »…

On dit souvent : « monteur, menteur ». Pendant le tournage, certaines erreurs nous font rire, mais elles deviennent parfois un apport ou la solution du film. Le faux raccord en fait partie, il peut révéler quelque chose au niveau psychologique ou de l’atmosphère. Pour En terrains connus de Stéphane Lafleur, la température changeait constamment au cours des trois journées de tournage, c’était un vrai casse-tête. Finalement, en passant de couvert à lumineux d’un coup, on s’est dit : c’est la solution du film, qui marque un changement de disposition des personnages, comme si ça réglait un conflit.

Subissez-vous les foudres des acteurs coupés au montage ?

J’ai largement ou complètement coupé un acteur à trois reprises, mais la scène était secondaire et ça n’avait aucun rapport avec sa performance. Ce n’est pas agréable au moment de la première, mais quand on coupe une scène, ça n’a rien à voir avec l’acteur. À moins qu’il ait été mal dirigé ou ait mal compris les intentions ; dans ce temps-là, c’est lui rendre service que de le couper. On doit regarder l’histoire et se dire : voici la scène qui contredit la précédente, ralentit, redit quelque chose, enlève de la saveur au film. En soi, l’ingrédient est bon, mais il n’appartient pas au ragoût.

Au cégep, vous avez découvert le montage lors d’un projet parce que personne d’autre ne voulait s’en occuper. Retrouvez-vous cette attitude d’éviction chez vos élèves ?

À l’époque, on montait en Super 8, c’était moins accessible. Aujourd’hui, les étudiants ont touché à ça, ils explorent des logiciels, jouent avec leur téléphone, c’est un langage qui fait plus partie de nos vies. Je les trouve passionnés et réfléchis. Je comprends que l’apprentissage du logiciel puisse être un peu rébarbatif. Mais prenez des lettres de Scrabble et mélangez-les : c’est ça, du montage, créer de nouvelles significations à partir des sons et des images, pas un maniement de programmes ou de raccourcis, même si certains monteurs sont capables de choses époustouflantes. Je ne serais pas monteuse si on m’avait dit que c’était pour un geek dans son sous-sol !

Où en est votre projet actuel concernant la chanteuse Lhasa de Sela ?

Je travaille depuis quelques années sur ce documentaire. Lhasa, qui était une amie, m’avait demandé de monter des images d’une tournée en Europe, mais on avait arrêté d’en parler quand elle a reçu son diagnostic. Après son décès, j’ai entamé une collection d’archives éparpillées, en collaboration avec sa famille. Je me suis dit : « Ça y est, Lhasa veut faire un film, et je serai sa monteuse. » L’intention, c’est de la ramener, lui permettre de continuer à nous émouvoir, et faire voyager son dernier album qui a été moins entendu. Le film devrait être finalisé au cours de la prochaine année.

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