C’est très pas faux

Les barricades n’ont pas encore toutes été démantelées, les camions n’ont pas tous été remorqués. Mais le siège des désinformés d’Ottawa a été enfin cassé. Question lancinante : est-ce la fin de quelque chose ou le début de quelque chose ?

Ce « quelque chose » ?

Je peine à mettre les mots sur tout ça…

Mais cette pandémie a fait quelque chose d’extraordinairement épeurant : elle a donné une vie de chair et d’os aux trolls qui, jadis, n’existaient que dans les internets. Ils ont eu leur Woodstock de l’univers parallèle, à Ottawa, pendant trois semaines.

Ça fait des années que cette montée en puissance de la désinformation me fait peur. J’ai chroniqué il y a trois ans1 sur une femme qui, contredite par les faits, avait eu cette réponse qui prophétisait le schéma mental des assiégés d’Ottawa : « Ça ne change absolument rien à ce que j’ai écrit, je le pense. »

C’est l’époque : suffit de le penser pour que ce soit vrai, même si c’est faux.

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Heureusement, personne n’est mort à Ottawa. Mais nous « dealons » avec quelque chose qui se rapproche de la psychose de groupe, qui flirte avec la dynamique de secte.

Les avez-vous écoutés, depuis trois semaines ? Avez-vous trouvé un seul argument qui soit, disons, rationnel ? Le début d’une réflexion qui puisse se concrétiser en politique publique ?

Pas moi.

D’abord, la majorité des récriminations des manifestants sont de compétence provinciale. La majorité des mesures sanitaires détestées par les occupants sont imposées par les provinces. Pas par le fédéral. Justin Trudeau n’a aucun levier pour dire à François Legault : OK, le masque dans les écoles, Frank, c’est fini…

Mais dans la tête de ces gens-là, oui. D’où l’occupation d’Ottawa, siège du pouvoir fédéral. Dans leur tête, le fédéral étant le plus haut niveau de gouvernement, le fédéral doit bien pouvoir ordonner aux provinces de faire – ou de ne pas faire – quelque chose, non ?

Réponse simple : non.

Ensuite, oui, le fédéral détient la clé de la décision qui a servi de prétexte à cette occupation : larguer l’obligation vaccinale pour les camionneurs qui vont aux USA. Mais c’est une décision bilatérale, que les Américains ne semblent pas sur le point de larguer. Même si Ottawa avait décidé de se plier aux demandes de la meute, les camionneurs non vaccinés n’auraient pas pu mettre un seul pneu sur le territoire des États-Unis.

Le plus déstabilisant : la confiance des manifestants, en lançant des sottises. Je ne compte plus les faussetés lancées à Ottawa avec une certitude toute virile empruntée aux héros de films hollywoodiens…

Prenez Pat King, un des leaders du convoi. Un type qui n’a pas hésité à se filmer en train de dire que le premier ministre du Canada devrait se faire abattre par balles, un type qui ne cache même pas son racisme. Avant son arrestation, vendredi, M. King a fait une vidéo pour ses 356 000 abonnés sur Facebook – eh oui ! – pour expliquer aux manifestants d’Ottawa ce qu’ils devraient faire pour éviter d’être arrêtés…

King leur a conseillé de brandir devant les policiers un chandail blanc. Ou, au pire, des sous-vêtements blancs. « Ils ne peuvent pas vous toucher si vous brandissez un drapeau blanc. C’est le droit international… »

Comme bien souvent chez les complotistes désinformés, il y a un fond de vérité dans ce que M. King a affirmé. Depuis la nuit des temps, le drapeau blanc est bel et bien le signal qu’une partie belligérante veut un cessez-le-feu, pour négocier une reddition. C’est codifié dans les Conventions de Genève2 qui encadrent la conduite en temps de guerre…

Pas pour les relations entre des manifestants et la police !

Pendant le siège, ce même Pat King a martelé le message à ses suiveux que les policiers n’avaient pas l’autorité pour appliquer les lois, notamment parce que le chef de la police d’Ottawa avait… démissionné. Plein de gens y ont cru. Allez lire ce papier du Guardian sur le niveau de déconnexion des derniers manifestants3. C’est ahurissant.

Il y a même, désormais, des théories du complot sur les leaders du mouvement, qui seraient de mèche avec le grand complot international de…

Scusez, j’ai perdu le fil des complots dans les complots.

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Un ultime mythe a circulé à Ottawa : l’intervention de la police à cheval, vendredi, aurait fait un mort. Mais le mort, personne ne le trouve. Il n’a pas été transporté à l’hôpital. Les paramédicaux n’ont pas tenté de l’aider, avant sa mort. Aucune famille ne dit : « Notre cher X est mort… »

Y a pas de mort, bref.

Mais pour les purs et durs, pour les désinformés qui vivent dans des univers parallèles, les médias cacheraient ledit « mort ». Ils pensent qu’on peut cacher un mort, de nos jours, mort d’avoir été très publiquement piétiné par un cheval devant des dizaines de caméras.

Je cite un échange entre un journaliste de TVA et un manifestant, samedi soir, rapporté par Olivier Niquet4

Manifestant : Le gars qui s’est fait piler dessus par le cheval, y est mort.

Manifestant : Le dites-vous, ça ? ! Ça passe-tu à’ télé ?

Journaliste : On confirme que c’est faux, cette information-là…

Manifestant, levant le ton : AH NON, C’EST TRÈS PAS FAUX !

« C’est très pas faux… »

Ce serait poétique si ce n’était pas le motto des mouvances désinformées qui ont décidé de sortir des internets, d’envahir le réel… et de l’occuper.

1. Lisez la chronique « Je le pense », publiée le 12 avril 2019

2. Consultez le protocole des Conventions de Genève

3. Lisez l’article du Guardian (en anglais)

4. Regardez la vidéo

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