Chronique

Les portes claquées

Année après année, pendant 14 ans, des suffragettes se sont présentées au Parlement à Québec pour revendiquer le droit de vote et d’éligibilité des femmes.

Année après année, elles sont rentrées bredouilles. Des femmes qui votent ? Vous voulez rire, mesdames ? Non, mais ! Un compte bancaire et des droits avec ça ? Malgré les manifestes, les pétitions et les campagnes médiatiques, rien ne semblait bouger. Treize fois, elles se sont fait dire non. Treize fois, on leur a servi les sornettes du clergé voulant que les femmes n’avaient pas besoin de voter et qu’il était bien entendu très dangereux pour elles de se frotter à la politique.

Puis, finalement, la quatorzième fois fut la bonne. Le 25 avril 1940, grâce à la détermination de femmes comme Thérèse Casgrain et Idola Saint-Jean qui ont su s’allier à des hommes politiques sympathiques à leur cause, les suffragettes ont pu crier victoire. Vice-présidente du Club des femmes libérales, Thérèse Casgrain avait réussi à faire inscrire la question du suffrage féminin au programme de son parti en 1938. Quand, l’année suivante, les libéraux d’Adélard Godbout prirent le pouvoir, la promesse fut tenue, en dépit de la vive opposition du clergé.

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Près de 80 ans plus tard, inspiré par le bel entêtement des suffragettes, le Groupe Femmes, Politique et Démocratie s’est, pour la troisième année consécutive, présenté cette semaine au Parlement pour revendiquer une loi sur la parité, qui permettrait de corriger la sous-représentation des femmes en politique. Et pour une troisième année consécutive, la proposition de ces suffragettes version 2018 a été accueillie tièdement par le premier ministre Philippe Couillard, qui a fait valoir que si on légiférait sur la parité, cela soulèverait des questions quant à la représentation à l’Assemblée nationale des minorités visibles, des minorités sexuelles ou encore des personnes vivant avec un handicap. 

« Plus on légifère, plus on risque de faire des erreurs. Alors, on sera prudents », a dit le premier ministre, qui semblait avoir oublié que les femmes ne sont pas une minorité.

Pour l’heure, seuls le Parti québécois et Québec solidaire sont en faveur d’une loi sur la parité. La Coalition avenir Québec et le Parti libéral se montrent davantage en faveur de mesures volontaires que de mesures contraignantes qui obligeraient les formations politiques à présenter une liste électorale paritaire ayant un seuil minimal de 40 % de candidatures féminines.

Malheureusement, en matière d’égalité hommes-femmes, l’histoire nous montre que les bonnes intentions ne suffisent pas. La progression des femmes en politique n’est ni linéaire ni progressive, souligne le Groupe Femmes, Politique et Démocratie. En six ans, le Québec a glissé du 22e rang au 49e rang au palmarès mondial de l’égalité dans les Parlements. Encore aujourd’hui, les femmes représentent moins de 30 % des députés à l’Assemblée nationale. Résultat : notre système, incapable de porter correctement la voix de la moitié de la population, souffre encore d’un sérieux déficit démocratique. Sachant que dans une assemblée, un groupe n’a de l’influence que si sa représentation est d’au moins 40 %, il ne s’agit pas d’une question cosmétique, mais bien d’un enjeu vital pour la démocratie.

Parmi ceux qui s’opposent à une loi sur la parité, bon nombre de gens invoquent le fait que les femmes elles-mêmes, très souvent, ne veulent pas se lancer en politique… C’est leur choix, disent-ils, en haussant les épaules.

L’argument ressemble à celui invoqué en 1940 par le clergé pour s’opposer au suffrage féminin. Les femmes elles-mêmes ne veulent pas voter ! disait-on. Laissez-les donc tranquilles à la maison ! Ne bouleversez pas l’unité et la hiérarchie familiales ! Éloignez-les des « passions » et des « aventures de l’électoralisme » !

L’argument était évidemment fallacieux puisque les Québécoises, qui avaient obtenu le droit de vote au fédéral dès 1918, avaient voté en très grand nombre à toutes les élections fédérales. C’est donc dire que si on leur donnait la possibilité de voter, elles étaient prêtes à le faire.

C’est un peu la même chose avec le faible nombre de candidatures féminines en politique. Ce qu’on perçoit aujourd’hui comme un « choix » individuel est le résultat de choix collectifs. 

On considère comme un « choix » ce qui est en fait trop souvent une forme d’exclusion ou d’auto-exclusion imposée par un système où le pouvoir a été défini et exercé par les hommes. Lorsqu’on ne se sent pas représenté dans un milieu, lorsque les règles du jeu sont héritées de vieux modèles des années 40 où les femmes n’avaient pas leur place, on peut raisonnablement finir par croire que ce milieu n’est pas pour nous. Dire aux femmes : « Allez ! Foncez ! », c’est très bien. Mais ça ne suffit pas. Cela prend aussi une volonté politique de faire de la parité une exigence démocratique. Si on travaillait à éliminer les obstacles systémiques qui font en sorte que peu de femmes se présentent en politique, si les partis faisaient plus d’efforts pour les attirer et leur faire une place, elles seraient certainement plus nombreuses.

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Jusqu’à ce qu’elles obtiennent gain de cause en 1940, les suffragettes avaient dû affronter des vents contraires qui ne venaient pas uniquement des hommes au pouvoir et des évêques. Longtemps, beaucoup de femmes s’opposaient au droit de vote elles aussi. Des membres des Cercles des fermières signaient même des pétitions en ce sens.

En 1918, lorsque les Canadiennes ont obtenu le droit de vote au fédéral, cela provoqua une « véritable commotion » chez les nationalistes au Québec, rappelle l’historienne Denyse Baillargeon*. Dans Le Devoir, Henri Bourassa dénonçait la chose avec virulence. Selon ses prédictions, la « femme-électeur » allait bientôt engendrer « la femme-homme, le monstre hybride et répugnant qui tuera la femme-mère et la femme-femme ».

Aujourd’hui, le nouveau monstre brandi par des opposants de la parité est celui de la femme incompétente qui serait, dit-on, favorisée par les quotas. Un mythe qui ne résiste pas aux études sérieuses sur le sujet, rappelait récemment Pascale Navarro, auteure d’un plaidoyer pour la parité (Femmes et pouvoir : les changements nécessaires, Leméac) et membre du conseil d’administration du Groupe Femmes, Politique et Démocratie. 

Selon une étude de la London School of Economics, l’adoption de quotas en Suède, par exemple, loin de faire monter en flèche le taux d’incompétence, a au contraire permis de rehausser le niveau de compétence de la classe politique.

La bonne nouvelle, c’est que là où il y a de l’entêtement pour une cause juste, il y a de l’espoir. Un jour de printemps 1940, 13 portes claquées au nez plus tard, les résistances et la peur des monstres furent vaincues par les suffragettes. En ce printemps 2018, en voyant leurs héritières se présenter au Parlement pour la troisième fois, je me pose la question : combien de portes claquées avant la parité ?

* Denyse Baillargeon, Brève histoire des femmes au Québec, Boréal, 2012.

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