Qui a peur des woke ?
Au cours des dernières semaines, ce que certains appellent la « mouvance woke », mais qu’on pourrait plutôt décrire comme la nouvelle gauche antiraciste-anticolonialiste, a été la cible de tirs groupés d’une horde de commentateurs et chroniqueurs québécois.
Et ils n’y vont pas avec le dos de la cuillère. Des « racialistes » qui s’en prennent aux élites. Des militants qui, au lieu de s’intéresser aux causes importantes, ne défendent que 0,005 % de la population. Des « petits curés déconnectés ». Une « meute lyncheuse de professionnels de l’indignation ». Une honte pour la « gauche noble ». Tout à coup, les militants de cette école de pensée sont responsables de tous les maux, de toutes les dérives. C’est complètement démesuré !
Bien sûr, plusieurs des incidents de censure universitaire dont il a été question récemment, notamment dans une série de chroniques de notre collègue Isabelle Hachey, sont inquiétants.
Cependant, il est tout aussi préoccupant de voir tout un corpus d’idées progressistes subir un procès populaire hâtif à cause de cette même série d’incidents.
Comme si on voulait couper la forêt au complet parce qu’un arbre pousse sur une roche.
D’autant que ces idées sont portées par les jeunes générations, celles qui dans une vingtaine d’années seront à la tête de l’État québécois. Celles qui, bien plus que les 40 ans et plus, s’inquiètent des problèmes de discriminations diverses au sein de la société québécoise et ailleurs dans le monde. Un courant montant, donc, qui n’est pas près de disparaître et auquel nous avons tout intérêt à nous intéresser.
À l’origine, être woke, c’est être éveillé aux injustices qui frappent les plus marginalisés de la société. Le mot a d’abord été popularisé par le mouvement des droits civils américains, qui s’est battu contre la ségrégation raciale et pour le droit de vote des Noirs. Ici, il sert à décrire à la fois ceux qui combattent le racisme anti-noir, l’islamophobie, la transphobie et défendent les droits des autochtones en demandant de déconstruire le système hérité du colonialisme.
Aujourd’hui galvaudé, récupéré par ceux qui veulent s’en moquer, le mot woke n’est presque plus utilisé par les militants et les intellectuels qu’il cherche à décrire, mais le concept d’éveil qui l’accompagne, lui, reste intéressant. Éveil au fait que certaines personnes font face à de nombreuses discriminations. Éveil au fait que nos institutions, qui servent bien la majorité blanche de la population, sèment parfois des embuches difficiles à surmonter sur le chemin des individus appartenant à des groupes minoritaires, qu’ils soient autochtones, nouvellement immigrants ou handicapés. Éveil à la diversité sexuelle et à la remise en cause des genres.
Est-ce que tout se vaut dans ce grand magma d’idées ? Certainement pas. Comme dans tout mouvement progressiste, on trouve le meilleur comme le pire. Le tolérant, l’empathique comme le dogmatique et la nouvelle langue de bois. Et il est essentiel de se tenir debout quand certaines personnes qui portent ces idées dérapent.
Cependant, dans cet univers intellectuel foisonnant, on trouve aussi de nouveaux outils, de nouvelles lunettes, pour analyser le chemin parcouru et celui qui reste à faire pour assurer une véritable égalité.
Et c’est vrai pour les États-Unis, la France, le Canada anglais, comme ça l’est pour le Québec.
Car, rappelons-le, cette égalité n’est pas acquise. Toutes les études statistiques sur la question réalisées chez nous le démontrent. Les individus qui appartiennent à des minorités ont un taux de chômage plus élevé, se font arrêter par la police plus souvent, ont plus de difficulté à se trouver un logement, sont sous-représentés sur les bancs d’université et surreprésentés derrière les barreaux. Et ça dure depuis des décennies. Malgré les plans de lutte contre le racisme des gouvernements. Malgré les meilleures intentions d’une société qui est fière de son interculturalisme.
Dans ce contexte, qu’avons-nous à perdre collectivement en nous intéressant à des concepts mis de l’avant par la nouvelle gauche pour faire face à ces inégalités ? Que risquons-nous en écoutant ceux qui ont l’impression d’avoir été silencieux trop longtemps ? Invisibles trop longtemps ?
« Un peu d’intranquillité dans notre société tranquille », répond à cette dernière question Rodney Saint-Éloi, écrivain montréalais d’origine haïtienne et éditeur de Mémoire d’encrier. D’ailleurs, sa maison d’édition, tout comme d’autres, fait de plus en plus de place à des œuvres d’auteurs d’ici qui déclinent à la sauce locale les concepts clés de ce progressisme renouvelé en se basant sur notre contexte, nos réalités. Une liste de suggestions de lectures accompagne cet éditorial.
La question n’est pas de tout avaler ce qui s’écrit et ce qui se dit, mais plutôt de reconnaître que ces idées valent la peine qu’on s’y attarde. Qu’elles contribuent à enrichir notre propre histoire intellectuelle, notre vie politique et sociale. En ces temps de pandémie, elles nous obligent à sortir de nos bulles au moins par l’esprit.