Analyse

Les « trois femmes d’acier » du gouvernement Trudeau

Ottawa — La ministre fédérale des Finances, Chrystia Freeland, a joué un rôle déterminant pour convaincre les États-Unis et l’Union européenne d’exclure les banques russes du système de messagerie interbancaire SWIFT la semaine dernière afin de priver le régime Poutine d’une partie de son trésor de guerre.

Cette mesure était pourtant jugée « extrême » par les pays du G7 il y a à peine deux semaines.

Mme Freeland, qui est aussi vice-première ministre du Canada, multiplie encore les appels et les échanges avec plusieurs de ses collègues du G20 pour que la Russie soit sévèrement sanctionnée pour son agression contre l’Ukraine.

La ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, a de son côté entrepris des démarches auprès de ses homologues du G7 dès que les premières preuves signalant que la Russie massait des troupes le long de la frontière avec l’Ukraine ont été validées, afin d’établir une liste d’entités et d’individus russes qui seraient frappés rapidement par des sanctions économiques en cas d’invasion.

La ministre de la Défense nationale, Anita Anand, est pour sa part revenue d’une visite officielle à Kyiv à la fin de janvier convaincue que le Canada ne pouvait plus se contenter de fournir de l’équipement militaire non létal à l’Ukraine devant la menace de Moscou. Trois semaines plus tard, le gouvernement Trudeau modifiait officiellement sa position en offrant 100 systèmes d’armes antichars Carl-Gustaf et 2000 cartouches de 84 mm, en plus d’équipement militaire comme des casques, des gilets pare-balles et des appareils de vision nocturne.

Deux semaines après le début de la guerre en Ukraine, qui a considérablement modifié l’ordre international, la réponse du Canada a été largement façonnée par ces trois ministres.

Le Canada a été l’un des premiers pays à annoncer la fermeture de son espace aérien aux avions russes. Il a également interdit l’accès à ses ports aux bateaux russes. Il a été le premier à interdire les importations de pétrole en provenance de la Russie. Il fait en outre partie de la liste des pays qui ont demandé à la Cour pénale internationale d’ouvrir une enquête sur les allégations de crime de guerre qui auraient été commis par les forces russes.

Ce conflit, qui a déjà provoqué la plus importante vague de réfugiés depuis la Seconde Guerre mondiale, a vite propulsé Chrystia Freeland, Mélanie Joly et Anita Anand au front des plus grandes décisions du gouvernement Trudeau depuis son arrivée au pouvoir en 2015.

« La gestion d’une crise semblable est un travail d’équipe. Et nous avons une bonne équipe », constate Jocelyn Coulon, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CERIUM) et ancien conseiller politique de l’ex-ministre des Affaires étrangères Stéphane Dion.

Souvent critique de la politique étrangère du gouvernement Trudeau, M. Coulon se montre particulièrement dithyrambique envers la cheffe de la diplomatie canadienne.

« Je crois que Mélanie Joly sort du lot. Depuis le début de la crise, qui a commencé en décembre, elle est en première ligne. Elle a adopté le ton juste. Elle est studieuse et maîtrise rapidement ses dossiers. Elle fait bonne impression auprès de ses homologues européens. Cela se voit et s’entend. C’est un sans-faute qui contraste avec les bourdes de son homologue britannique », a-t-il analysé.

L’ancien diplomate Colin Robertson est du même avis. Il se félicite d’ailleurs des relations cordiales qu’a su établir rapidement Mme Joly avec son homologue américain Antony Blinken, avec qui elle s’entretient en français.

M. Robertson, qui a notamment été en poste à Washington, croit aussi que Chrystia Freeland continue de s’imposer. Son passage aux Affaires étrangères, où elle a mené avec succès les négociations visant à moderniser l’accord de libre-échange entre le Canada, les États-Unis et le Mexique, la sert bien encore aujourd’hui. Elle a dû composer avec un président, Donald Trump, aussi imprévisible que colérique, et une administration chaotique à Washington.

« Au sein des pays du G7, la gestion de la crise par les trois ministres en question a été très appréciée. Leur performance a été remarquée bien au-delà de nos frontières. Certainement, Chrystia Freeland est une force politique remarquable et est vue comme telle non seulement au Canada, mais à travers le monde. »

— Colin Robertson, ancien diplomate canadien

« Ces trois ministres ont toute la confiance du premier ministre. Et cette confiance est tout à fait essentielle pour toute personne qui veut réussir en tant que ministre », a ajouté M. Robertson, qui compte une longue feuille de route dans le domaine de la diplomatie et qui est aussi vice-président à l’Institut canadien des affaires mondiales.

Aux yeux de certains mandarins au sein de la fonction publique, le rôle de leadership qu’exerce Chrystia Freeland dans cette crise a carrément éclipsé celui de Justin Trudeau. « Chrystia Freeland a été sur le téléphone pendant tout un week-end pour rallier le monde entier sur de nouvelles sanctions. Plusieurs la voient comme la vraie première ministre », a analysé une source gouvernementale qui a requis l’anonymat parce qu’elle n’était pas autorisée à parler publiquement des démarches menées par la vice-première ministre.

Dans le cas de Mme Freeland, qui est considérée comme la dauphine de Justin Trudeau pour prendre les commandes du Parti libéral du Canada quand il décidera de tirer sa révérence, la guerre en Ukraine la touche personnellement. Ses deux grand-mères sont nées en Ukraine. Sa mère, Halyna Chomiak Freeland, avocate de formation, a contribué à la rédaction de la première ébauche de la Constitution ukrainienne. Elle parle couramment l’ukrainien avec ses enfants à la maison à Toronto.

Avant de faire le saut en politique, Mme Freeland a notamment été journaliste à Kyiv et à Moscou, après l’éclatement de l’URSS. Elle a fait l’objet d’une surveillance étroite de la part du KGB en raison de ses reportages. On lui a attribué le nom de code « Frida ».

Le jour de l’invasion russe, Mme Freeland a d’ailleurs tenu à s’adresser aux quelque 1,4 million de Canadiens ayant des racines ukrainiennes comme elle dans leur langue. « L’Ukraine n’est pas morte », a-t-elle notamment affirmé, la voix pleine d’émotions, tout en lançant un appel à la solidarité.

Récemment, Colin Robertson s’est interrogé en compagnie d’anciens collègues sur le titre le plus adéquat pour décrire l’équipe ministérielle que forment Chrystia Freeland, Mélanie Joly et Anita Anand depuis le début de la crise. Les discussions n’ont pas débouché sur un titre en particulier.

Aujourd’hui, on n’hésite pas à décrire ce triumvirat comme les « trois femmes d’acier » du gouvernement Trudeau, tant elles ont impressionné par leur aplomb, leur discipline, leur fermeté et leur lucidité.

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