Nous ne sommes pas une minorité

Je suis une femme confiante, habitant un pays sûr pour les femmes. J’ai osé des choix professionnels audacieux, je n’ai pas eu d’enfants par choix, j’ai toujours été libre et pourtant, mon sentiment d’invulnérabilité et ma sensibilité sont bouleversés par deux nouvelles des dernières semaines : l’avortement menacé aux États-Unis et le retour du talibanisme extrême dirigé contre les femmes en Afghanistan.

Ces deux séismes ne me touchent pas particulièrement, je ne suis pas états-unienne, et l’Afghanistan est loin. Pourtant, ça me tue.

Rien de ce qui arrive aux femmes ne nous est étranger, par simple humanité, parce que le monde est petit, et les idées malfaisantes, rapides à se propager. Et parce que les femmes sont la moitié de l’humanité.

Mais quelle est donc cette haine qui se déchaîne contre nous ?

Le droit à l’avortement est en péril aux États-Unis. Déjà que la mesure annoncée discriminait les femmes des États les plus pauvres, qu’il existera une fatalité géographique, économique et culturelle à disposer librement de son corps, mais de plus, ça fait ressurgir l’idée que de ne pas vouloir enfanter (maintenant, plus tard ou jamais), pour une femme, en 2022, demeure problématique. L’idée que plusieurs modèles de femmes existent, que toutes n’embrassent pas la maternité, demeure problématique. Qui sont ces hommes (et parfois des femmes) qui s’approprient le corps et les vies des femmes au nom de… quoi déjà ?

La misère faite aux femmes qui veulent avorter est intolérable, et le Canada, à coup de projets de loi privés et de manifestations de fondamentalistes comme celle de jeudi dernier à Ottawa, n’est pas immunisé.

Nous avons tenu pour acquis que la notion qui veut que le corps des femmes leur appartienne était pure évidence. Non. Pas partout. Pas loin de chez nous. Le corps des femmes est encore, pour plusieurs, soit un temple sacré, soit une marchandise. Il appartient au Pouvoir, aux Lois ou au Marché. L’idéologie et la religion passent avant l’intégrité de toutes. Et nous, les femmes, aimerions nous faire croire que nos acquis sont indestructibles, que les luttes les plus importantes ont été gagnées, qu’elles sont derrière nous, et que notre féminisme intersectionnel est l’apothéose, car il se concentrerait sur les plus fragiles d’entre nous. Nous avons perdu de vue des combats que certaines croient d’arrière-garde, des lubies de privilégiées, mais qui se rappellent brutalement à nos consciences et à nos corps.

Talibans comme juges américains antiavortement croient que les femmes doivent être protégées contre elles-mêmes, et les hommes des femmes. La religion fanatique, les idéologies discriminantes, les hommes de loi conservateurs et les barbus déchaînés ne nous aiment pas. Sachons-le.

Le plus fou là-dedans, et il importe de se le rappeler, est que les femmes ne constituent pas une minorité ! Même si, dans ces cas précis des États-Unis et de l’Afghanistan, elles sont traitées comme si c’était le cas. Il faut dire que nos luttes se sont peu à peu atomisées, concentrées sur des groupes aux intérêts particuliers. Ces enjeux très spécifiques nous ont éveillés, tous et toutes, à des réalités autres et à des prises de conscience nécessaires. Ils nous ont toutefois un peu fait perdre de vue que nous sommes égales en nombre, donc puissantes, alors que nos droits les plus fondamentaux et les plus chers (droit de vote, de choix, d’accès à la propriété, à l’éducation, d’avoir accès à des postes importants, etc.), sont encore récents et fragiles et ce, même dans des démocraties dites avancées.

Quelque part au fil de l’Histoire, on nous a fait croire que nous étions, nous, les femmes, une minorité. Il n’en est rien. Il est indécent que, un peu partout dans le monde, en ce moment précis, on nous barouette, qu’on nous prive d’éducation, qu’on nous prenne comme butin de guerre, qu’on nous viole, qu’on décide à notre place de ce qui est bon pour nous.

Mais quel est ce conservatisme aux mille visages qui partout se lève, obscurcit les esprits et est l’ennemi des femmes ? Qui sont ces hommes en position de pouvoir qui n’aiment pas les femmes ? Et par quel sortilège avons-nous, nous, les femmes, perdu de vue cet argument du nombre, si évident, si puissant : nous sommes aussi nombreuses que les hommes ? Je me languis d’un féminisme universel et inclusif, ouvert à TOUS les alliés, qui miserait sur notre force commune, plutôt que sur nos divisions.

Les femmes sont la moitié du monde. Nous devrions nous le répéter tous les jours. Comme un mantra, un rappel, un cri de ralliement, un slogan.

Comme des ailes. Nous devrions nous le tatouer sur le corps. À moins qu’un juge de la Cour suprême ne nous l’interdise…

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