Chronique

Les histoires qui sauvent

S’il y a beaucoup de vieilles femmes qui adorent raconter des histoires terrifiantes, c’est probablement parce qu’elles appartiennent à cette lignée qui sait que ces histoires contiennent des leçons de survie. Depuis des siècles, le Petit Chaperon rouge est un récit qui invite à se méfier des prédateurs, transformés en grands méchants loups, qui marque l’esprit des enfants.

Pour Cherie Dimaline, écrivaine métisse qui a grandi dans la région de la baie Georgienne en Ontario, c’était le Rougarou. Celle qui a connu un vif succès (et remporté le Prix du Gouverneur général) avec le roman postapocalyptique The Marrow Thieves (traduit chez Boréal par Madeleine Stratford sous le titre Pilleurs de rêves) s’est inspirée des histoires de sa grand-mère à propos de cette créature à moitié homme, à moitié animal, qui pouvait s’emparer des jeunes filles sortant trop tard le soir. Quand on pense aux disparitions de femmes autochtones, cette figure de cauchemar n’a rien de surnaturel, en fait.

Cherie Dimaline, qui a résolument choisi la littérature de genre pour écrire, est en train de devenir l’un des auteurs autochtones en vue dans ce rayon, ayant fait l’objet d’une critique élogieuse dans le New York Times où l’on a souligné dans un dossier comment ils sont en train de changer la science-fiction. Avec raison, et pas seulement eux, d’ailleurs, si l’on ajoute les auteurs afro-américains ou africains, qui ont toujours été sous-représentés dans le genre. « Nous avons déjà survécu à une apocalypse », titrait l’article, ce qui est tout à fait vrai. Le cinéaste Jeff Barnaby, qui a réalisé Blood Quantum, un film de zombies où seules les Premières Nations sont épargnées par le virus, m’avait dit exactement la même chose. S’il y a un apprentissage de la résistance à chercher, c’est bien de ce côté-là.

Ça faisait longtemps que j’avais lu un bon roman fantastique, plein de suspense, qui en profite au passage pour dépeindre un milieu qui m’est inconnu, ce qui ajoute au ravissement. Mais plus encore, c’est le personnage principal, Joan, qui est absolument irrésistible. Elle est de l’étoffe dont sont faites les héroïnes. Travailleuse de la construction qui ne déteste pas prendre des cuites solides, elle casse des gueules, protège sa terre et agit comme une mère de substitution auprès de son neveu Zeus, grand fan de Johnny Cash. Cette force de caractère sera essentielle à sa quête, qui est de retrouver son mari, Victor, disparu sans laisser de traces depuis un an. Après être tombée par hasard sur lui, sous les traits d’Eugene Wolff, un révérend d’un groupe d’évangélisateurs ambulants qui ne la reconnaît pas, elle fera tout pour le récupérer. Parce que cet homme, elle l’a dans la peau, et son corps lui manque.

On s’embarque alors pour un road trip fascinant, près du portrait social assez cru, dont l’humour par moments m’a rappelé celui de Mordecai Richler. Il faut dire que la traduction de Lori Saint-Martin et Paul Gagné fait honneur au style direct et truculent de l’écrivaine.

Sous la plume de Dimaline, le Rougarou est un personnage bien plus riche que le grand méchant loup ou même le loup-garou. Les raisons pour lesquelles il apparaît diffèrent selon les familles et les communautés, mais il sévit dans leurs failles. Lorsque Joan demande à sa mère, Ajean, si le Rougarou n’existe que chez les Métis, celle-ci lui explique qu’il y en a plusieurs sortes, comme il y a plusieurs façons de devenir rougarou : « Être attaqué par un rougarou, maltraiter les femmes, trahir les siens… » Ajean connaît les trucs pour le combattre et encourage sa fille à « aller reprendre son homme au loup ». Ce qui ne sera pas de la petite bière, puisque ce révérend est entouré d’ouailles fanatiques et dominé par Thomas Heiser, qui a des intérêts tout autres que celui de sauver les âmes.

Est-ce à dire qu’elle doit sortir la bête de l’homme ? Pas vraiment, pas ici. La possession (ou peut-être plutôt la dépossession) peut prendre le visage de l’homme de foi bien coiffé, berger fantoche d’un troupeau de fidèles qu’on ne veut pas tant mener à Jésus qu’à sa perte. Une autre illustration, haute en couleur, de la religion comme opium, surtout quand on sait combien elle a maltraité et aliéné les peuples autochtones. C’est pratique, la religion, pour détruire des cultures et voler des terres. Pas pour rien que Joan jette dehors les bibles de motels.

Le temps est gris, l’ambiance est morose, la vie sociale est neutralisée. Rougarou de Cherie Dimaline est une lecture parfaite pour combler les heures et peupler nos rêves d’autre chose que la COVID-19. Ça change vraiment le mal de place.

Rougarou

Cherie Dimaline

Boréal

375 pages

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