Protection des milieux naturels

« Le droit de propriété n’est pas absolu »

La Cour supérieure déboute des promoteurs qui plaidaient l’expropriation déguisée

Une récente décision de la Cour supérieure du Québec risque de modifier le rapport de force entre les municipalités de la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM) et les promoteurs qui ont des projets de construction dans des milieux naturels.

Dans un jugement qualifié de « moment décisif » par un expert du droit de l’environnement, la juge Florence Lucas a débouté des promoteurs immobiliers qui réclamaient 20 millions de dollars pour « expropriation déguisée » de leurs terrains qui abritent notamment des milieux humides à Saint-Bruno, sur la Rive-Sud de Montréal.

Sur le territoire de la CMM, de nombreux milieux humides font d’ailleurs l’objet d’intenses pressions de construction immobilière alors qu’ils sont pourtant considérés comme essentiels dans un contexte de changements climatiques.

En 2017, l’homme d’affaires André Simoneau et la Corporation d’investissement Montarville avaient déposé une poursuite de 20,2 millions de dollars contre la municipalité. Selon les promoteurs, un nouveau règlement encadrant l’abattage d’arbres dans les milieux humides les empêchait de réaliser leurs projets de lotissement et constituait donc une expropriation déguisée.

« Un moment décisif pour la suite des choses »

Dans sa décision rendue le 23 septembre, la juge Lucas rappelle que « le droit de propriété n’est pas absolu » et qu’il « est soumis aux impératifs collectifs ». Elle rejette l’un après l’autre les arguments des promoteurs et conclut que les nouveaux règlements ne constituent pas une expropriation déguisée.

La magistrate souligne notamment que « ce ne sont pas les règlements municipaux qui empêchent le développement immobilier résidentiel, mais bien leurs caractéristiques particulières et la présence de milieux humides, lesquels sont protégés par la LAU [Loi sur l’aménagement et l’urbanisme], mais également par la Loi sur la qualité de l’environnement, en vertu de laquelle un certificat d’autorisation du ministre est requis aux fins d’ériger une construction ».

Le jugement de 40 pages précise que les nouveaux règlements adoptés par Saint-Bruno concordent avec les objectifs du Plan métropolitain d’aménagement et de développement de la CMM, dont une protection accrue des milieux naturels.

« On ne peut nier que le SAD [schéma d’aménagement de l’agglomération de Longueuil] et la nouvelle réglementation aient pour effet d’empêcher le développement résidentiel et commercial envisagé et d’affecter la valeur des propriétés des promoteurs. Cependant, cela ne suffit pas pour conclure à leur expropriation. »

— La juge Florence Lucas, dans son jugement

La juge Lucas signale que « la Ville ne s’est pas approprié réellement et matériellement la jouissance ou l’usage des terrains en litige » et que le droit de propriété n’est pas amputé de « ses attributs fondamentaux, dont celui de l’usage exclusif ».

Joint par La Presse, le promoteur André Simoneau s’est dit surpris par le jugement, mais n’a pas voulu offrir d’autres commentaires. « Nous sommes en période d’analyse pour décider si nous allons faire appel ou non. »

« Ce jugement vient cristalliser l’état actuel du droit. Les municipalités ont les pouvoirs nécessaires pour protéger leurs milieux naturels », affirme l’avocat spécialisé en droit de l’environnement, Me Jean-François Girard. « C’est un game changer, un moment décisif pour la suite des choses, particulièrement sur le territoire de la Communauté métropolitaine de Montréal. »

Ce verdict s’ajoute aussi à bien d’autres jugements portant sur la protection de l’environnement ces dernières années. La juge Lucas cite d’ailleurs une décision de la Cour d’appel qui rappelle que « la Cour suprême considère que la protection de l’environnement naturel du milieu municipal ne peut constituer un but illégitime pour un conseil municipal ».

L’importance des milieux humides

Le plan de conservation de Saint-Bruno indique que ces milieux naturels « rendent plusieurs biens et services essentiels, dont la régulation du climat, l’amélioration de la qualité de l’air et le contrôle des eaux de ruissellement ». On y trouve aussi une espèce menacée, la rainette faux-grillon de l’Ouest.

Or, selon un portrait réalisé pour le ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques en 2013, la chercheuse Stéphanie Pellerin avait établi que 19 % des milieux humides avaient disparu au cours des 20 années précédentes dans les basses-terres du Saint-Laurent. La saignée s’est poursuivie malgré l’adoption d’une loi sur les milieux humides en 2017.

Selon l’organisme Canards illimités Canada, jusqu’à 70 % des milieux humides ont été détruits dans les zones habitées au pays. Ils sont pourtant essentiels pour lutter contre le réchauffement climatique. « Au Québec, les tourbières sont les écosystèmes terrestres où sont stockées les plus grandes quantités de carbone, environ neuf fois plus que dans les forêts », estime le consortium Ouranos.

« Les milieux humides sont essentiels pour lutter contre les changements climatiques », rappelle Rafael Ziegler, professeur invité à HEC Montréal, où il donne un cours sur le développement durable. « En Allemagne, beaucoup de milieux humides ont été détruits pour l’agriculture et l’urbanisation. Mais on a compris maintenant qu’ils étaient très importants, d’autant qu’ils rendent de précieux services. »

« Il n’y a pas une pierre qui n’a pas été retournée et analysée par la juge Lucas dans ce dossier. »

— Jean-François Girard, avocat spécialiste en droit de l’environnement, au sujet de la décision de la Cour supérieure

17 % : Pourcentage minimal de son territoire que souhaite protéger la Communauté métropolitaine de Montréal, selon son Plan métropolitain d’aménagement et de développement

10,1 % : Proportion du territoire de la Communauté métropolitaine de Montréal actuellement protégée

Source : Communauté métropolitaine de Montréal

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