L’insolence d’être un Anglo

Le français au Québec sera toujours menacé par l’anglais. C’est mathématique, géographique, économique, médiatique, démographique.

Mais selon les auteurs du projet de loi 96, on dirait qu’il est menacé par « les Anglais », personnellement.

Comme si, par un jeu de vases communicants, chaque fois qu’on limite un droit des anglophones, n’importe lequel, on améliore la protection du français.

Jusqu’où faut-il restreindre les services en anglais au Québec pour protéger le français ? À lire certaines chroniques hargneuses récemment, on n’ira jamais assez loin, encore moins trop loin. Car, voyez-vous, « nos » anglophones (notez l’adjectif possessif) constituent « la minorité la mieux traitée au monde ». En conséquence, toute protestation quant à leurs « droits » est rangée au rayon des lamentations d’enfant gâté. Les organisations de défense des droits des anglophones sont automatiquement tournées en ridicule. Les extrémistes anglos sont cités avec emphase dans les médias pour mieux montrer le caractère déraisonnable de leur position.

Mais on n’est plus aux premiers temps de la loi 101, où les orientations fondamentales ont été prises : école française obligatoire pour les immigrants, francisation des lieux de travail, affichage, etc.

Le projet de loi 96, s’il est justifié sur le fond, contient une série de nouvelles règles tout à fait douteuses quant à leur efficacité, mais qui annoncent assurément une série d’emmerdements bureaucratiques.

En quoi le français gagne-t-il parce qu’un employé du Barreau, ou du Collège des médecins, ou d’un autre ordre professionnel, n’aurait plus le droit de parler à un avocat ou un médecin anglophone pour régler un problème technique ?

Le projet de loi est plein de ces petites choses apparemment anodines, qui créeront juste plus de mesquinerie réglementaire, et pas du tout de protection du français.

J’ai toujours jugé que la Cour d’appel, plus haute cour au Québec, devait traduire en français ses jugements rendus en anglais. Mais imposer le dépôt d’une traduction « immédiatement et sans délai » pour toute décision finale ou intéressant le public de toutes les cours ne tient pas la route. (L’auteur de l’expression « immédiatement et sans délai » doit être facile à reconnaître à Québec avec ses bretelles et sa ceinture, vu qu’on imagine mal comment une chose peut se produire « immédiatement », mais avec délai.)

Plusieurs décisions sont rendues dans l’urgence et touchent la liberté des individus : caution dans une affaire criminelle, traitement psychiatrique forcé, garde d’enfant, placement en protection de la jeunesse, etc. Une décision visant un justiciable anglophone devrait donc attendre une traduction française « immédiate et sans délai » fournie par la cour. Cela créerait inévitablement des délais et ne fera absolument rien pour la promotion du français.

L’obtention de services de santé en anglais, protégé par la loi, devient soumise à une sorte de preuve généalogique documentaire, pour ainsi dire : êtes-vous un de « nos » Anglos, pour qui la chose est tolérée, ou un vil resquilleur linguistique ?

Pour plusieurs documents administratifs, l’anglais sera banni. Les tracasseries bureaucratiques à venir pour toute une série d’actes du quotidien sont faciles à voir venir.

Mais bof, ce n’est rien à côté des francophones de la Saskatchewan, alors de quoi on se plaint ?

Comme l’article constitutionnel préféré de Simon Jolin-Barrette est la disposition de dérogation (clause « nonobstant »), cette loi en est évidemment munie. Y compris la protection contre les fouilles et perquisitions abusives. Ça veut dire que les pouvoirs de perquisition de l’Office de protection de la langue française seraient moins balisés que ceux de la police quand elle enquête sur un crime.

Dès que ce projet sera une loi, elle sera contestée devant les tribunaux. Ça fait partie du projet : montrer que les tribunaux briment la « suprématie parlementaire ». Histoire de foutre un peu plus le bordel politico-linguistique, en excitant les ultras de chaque côté.

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L’Université McGill et le cégep Dawson, deux excellents établissements dirigés… par des francophones, sont devenus maintenant des symboles de la menace au français.

Au lieu d’en vanter les succès, de se les approprier, on déplore leur financement plus élevé. Au lieu de lutter pour un meilleur financement de l’éducation supérieure francophone, où la promotion du français devrait se faire en premier, les néoconservateurs nationalistes mobilisent l’opinion contre les universités et cégeps anglos, comme dans les belles années du RIN, dans les années 1960.

Le gouvernement Legault a ainsi annulé un magnifique et important projet d’agrandissement de Dawson, longtemps dans les cartons, après l’avoir autorisé. Il aurait pu en profiter pour annoncer un plan pour les autres. Mais non, la pression était devenue trop forte dans cette droite nationaliste décliniste. Annulé.

Le français a gagné quoi ?

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Vendredi, François Legault et Paul St-Pierre-Plamondon ont annoncé qu’ils ne participeraient pas au débat en anglais, lors de la campagne électorale. Le premier prétexte le manque de temps. Le second – peut-être pour expier son diplôme de McGill – refuse parce que le français est la langue officielle du Québec. Il n’y en aura donc pas.

Pas de quoi appeler António Guterres, je sais.

Mais tout ça mis ensemble crée une atmosphère d’hostilité que rien ne justifie.

Le français se porte plutôt bien, au Québec. Si à Montréal il recule, c’est parce que les francophones s’installent surtout en banlieue. Et que les immigrants s’installent massivement en ville. Sauf que les immigrants, choisis par le Québec, sont ou bien francophones, ou bien maintenant très majoritairement francisés ou en voie de l’être, notamment grâce à l’éducation obligatoire en français.

C’est un succès qu’on oublie de célébrer. Il est plus facile de compter le nombre de fois où un commis vous a abordé en anglais ou vous a dit « bonjour, hi ».

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Les anglophones que je connais ne ressemblent pas à la caricature médiatique. Ils ne sont pas présidents d’une compagnie de chemin de fer ou banquiers. Ils ne sont pas ce cliché des angryphones. Ils sont bilingues (les gens les plus bilingues au Canada, avec les francos du Nouveau-Brunswick, à environ 70 %, contre 40 % pour les francophones du Québec).

Ils sont profondément attachés à Montréal. Montréal (faut-il vraiment le dire ?) ne serait pas Montréal sans eux. Ils ont le goût d’être québécois si c’est permis, pas juste toléré…

Ceux que je connais ne sont pas nostalgiques des années 1960, et leurs manifs ne sont pas celles de leurs grands-parents, qui refusaient souvent en bloc la loi 101. Ils croient à la nécessité de protéger le français.

Mais ils en ont marre de se faire envoyer le message qu’ils sont un résidu historique insolent qu’on endure tant qu’il n’existe pas trop bruyamment. Que leur présence même met le français en péril.

Ils sont surtout tristes, en fait. Et ils ont raison.

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