Villages-frontières

Le cauchemar territorial

La réserve autochtone d’Akwesasne est littéralement écartelée entre trois territoires : le Québec, l’Ontario et les États-Unis. Dernière étape de notre périple le long de la frontière.

« Nous vivons dans un cauchemar territorial et juridictionnel. »

Celle qui parle, c’est Joyce King, directrice des affaires juridiques du Conseil de bande d’Akwesasne. Nous sommes aux bureaux du conseil et nous en sommes à la première question, toute simple.

« Expliquez-nous où nous sommes, Mme King. »

Sa secrétaire arrive en trottinant, les bras chargés d’une maquette géante recouverte de feutrine colorée. Joyce King prend le premier morceau et le place sur une table.

« Ça, c’est l’Ontario », dit-elle. Elle y accole une autre pièce de ce casse-tête géant. « Et ça, ce sont les États-Unis. »

D’un sac mauve, elle sort un pont-jouet, qui traverse l’île de Cornwall. Côté nord de l’île, vous êtes au Canada. Côté sud, c’est la douane américaine.

Et à droite de tout cela, il y a l’autre pièce de casse-tête, le Québec. Où se trouve Kanatakon, le nom que les Mohawks donnent au village de Saint-Régis.

En sortant du pont de l’île de Cornwall, vous roulez pendant plusieurs minutes sur la route 37 de l’État de New York. Puis, soudainement, les panneaux sont en kilomètres/heure et les bureaux de poste sont canadiens.

Bienvenue à Kanatakon. Au Canada.

Sur cette carte géante, derrière le bureau de la douane canadienne construit en blocs Lego, Mme King aligne maintenant les voitures miniatures.

« Imaginez que vous êtes une mère qui va reconduire son enfant à un match de crosse. Les enfants pleurent, ils sont fatigués, ils veulent aller souper. Peu importe, vous allez devoir faire un long détour pour vous enregistrer à la douane. Et si vous ne le faites pas, ils peuvent saisir votre voiture et vous imposer 1000 $ d’amende. » Depuis 2009, dit-elle, les Mohawks d’Akwesasne ont ainsi donné plus de 300 000 $ aux agents frontaliers.

Pourquoi 2009 ? Parce que c’est l’année d’une crise où la circulation dans la réserve s’est considérablement durcie. Les Mohawks ont refusé que des douaniers armés soient présents dans l’île de Cornwall. L’Agence des services frontaliers a fini par repousser son poste plus loin, après le pont.

Lors de cette crise, « la frontière a été fermée pendant six semaines », dit Mme King.

Un durcissement concret

Depuis, même l’autobus scolaire doit s’enregistrer à la douane, explique-t-elle en plaçant un mini-autobus jaune sur l’une des routes de feutrine. « On a réussi à obtenir une exemption pour les enfants. Mais le chauffeur, lui, doit s’enregistrer à chaque passage. »

« Ailleurs au Canada, des pêcheurs bénéficient d’exemptions pour leurs passages à la frontière. À certains endroits, les gens peuvent s’enregistrer par téléphone. Tout ce que nous demandons, c’est le même traitement. »

— Joyce King

Deux femmes d’Akwesasne ont fait l’expérience concrète de ce durcissement des autorités en 2015. En partant de leur domicile – située côté américain de la réserve – elles sont allées reconduire leurs filles à un match de crosse dans l’île de Cornwall, sans passer la douane canadienne. Elles ont été arrêtées. Devant les tribunaux, elles ont plaidé le droit des autochtones à se déplacer librement dans la réserve.

Le juge Peter Griffiths a rejeté leur prétention. « La frontière du côté de Cornwall a un lourd historique de contrebande d’armes, de drogues, de personnes, a établi le juge. Si les gens n’ont pas l’obligation de s’enregistrer à la frontière, son intégrité est à risque. »

Allée des contrebandiers

Car la réserve binationale d’Akwesasne est également un cauchemar territorial… pour la police. Ce territoire constitué en partie d’îles à demi-sauvages, facilement atteignables par bateau l’été et par motoneige l’hiver, est un véritable paradis pour les trafics de toutes sortes. Cela a valu à la réserve le surnom peu enviable « d’allée des contrebandiers ».

« La complexité du terrain de la réserve représente un défi pour les agences d’application de la loi. »

— François Gagnon, porte-parole de la Gendarmerie royale du Canada

Entre 2010 et 2013, plus de 300 000 sacs contenant 200 cigarettes et quelque 14 000 kg de tabac ont été saisis par les corps policiers à Akwesasne, ont calculé Guillaume Poiret, professeur à l’Université Paris Est, et Alexandre Beylier, professeur à l’Université Grenoble Alpes. Les deux universitaires ont réalisé une étude sur le territoire autochtone, publiée en 2016 dans la Revue de géographie et aménagement.

En 2014, les corps policiers ont conclu leur plus importante enquête sur la contrebande de tabac en arrêtant 28 personnes. Ils ont saisi 40 000 kg de tabac dans cette seule opération et coupé deux routes d’approvisionnement, dont l’épicentre était le bar Sweet Dreams, appartenant au clan David d’Akwesasne.

Mais les activités de contrebande ne se limitent pas au tabac. En 2009, 13 tonnes de cannabis entraient illégalement aux États-Unis chaque semaine par la réserve d’Akwesasne, estimait le ministère américain de la Justice.

De plus, il y a deux ans, quatre migrants d’origine irakienne ont été interceptés à Dundee, tout près de la frontière. Une quinzaine de migrants sont entrés illégalement à la même période, témoignaient des résidants de l’endroit. La GRC avait examiné à l’époque l’hypothèse qu’un réseau organisé de passeurs se soit constitué dans la région. Toujours la même année, deux hommes sont morts près de Cornwall en cherchant à traverser la frontière.

Mais le phénomène des immigrants illégaux n’a plus cours à Akwesasne, estime la GRC. « Le phénomène d’immigrants illégaux passant par la réserve est quasi inexistant. Les autochtones de la réserve ne tolèrent pas leur présence sur leur territoire », conclut François Gagnon.

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