Les appartements de l’espoir

Une résidence supervisée pour des gens vivant avec une déficience intellectuelle : c’était le rêve d’une mère de Shawinigan qui ne trouvait pas de logis adéquat pour son fils. Pendant quatre ans, Nathalie Deschênes et ses complices ont porté à bout de bras un projet de 3,5 millions qui accueille aujourd’hui 11 locataires. Au cœur de l’initiative : autonomie, soutien professionnel et vie communautaire.

Un dossier de Katia Gagnon et d’olivier jean

Les héros de l’ombre

« Ici, les locataires sont des citoyens à part entière »

Shawinigan — Pendant toute la petite enfance de son fils, Nathalie Deschênes s’est fait dire par les médecins que la vie d’Alexis serait fortement limitée par sa déficience intellectuelle. Il ne pourrait jamais passer à travers un cours secondaire ou travailler, prédisaient les médecins.

Alexis Pronovost a défié tous ces pronostics. Il a terminé une formation professionnelle au secondaire. Il travaille dans un supermarché. Il suit des cours de batterie et est DJ dans ses temps libres. Et depuis presque deux ans, il vit en appartement. Un appartement situé dans un immeuble où vivent 10 autres personnes ayant une déficience intellectuelle ou un trouble du spectre de l’autisme.

« On se disait : “Ça va être quoi, sa vie ?” Et finalement, il a une super belle vie ! », se réjouit sa mère.

Alexis en rêvait, de cet appartement. Les autres locataires aussi. Au début de la vingtaine, la cohabitation de Félix Lapointe avec ses parents était devenue difficile. « On n’était pas sur le même fuseau horaire. Il y avait beaucoup de conflits », raconte sa mère. Félix a donc fait ce que tous les jeunes de cet âge font : il a commencé à chercher. « Il a pris le catalogue RE/MAX. Il a appelé une agente immobilière pour une maison à 3,5 millions avec cinq salles de bains ! » Michèle Lafontaine en rit encore.

Quatre ans de travail

C’est à ce moment, en 2017, que Mme Lafontaine a décidé de prendre les choses en main. Elle avait visité des appartements supervisés destinés à une clientèle vivant avec une déficience intellectuelle à Louiseville. « Pourquoi on n’aurait pas ça à Shawinigan ? »

Cette simple question a démarré un processus qui a duré quatre ans. « Je suis partie avec deux feuilles de papier. » Mme Lafontaine s’est adjoint plusieurs partenaires, a dressé des plans, fait des budgets, rempli des dizaines et des dizaines de pages de demandes de financement et a organisé des tonnes d’activités pour amasser des sous.

Car pour un projet de 12 logements, évalué à 3,5 millions, il fallait que 1,8 million provienne « de la communauté ».

Michèle Lafontaine et ses complices, Jean-François Morand et Josée St-Pierre, ont frappé à toutes les portes, vendu leur projet, convaincu tout le monde.

« La charge que ça demande, de développer un projet de cette ampleur, c’est énorme », résume Mme Lafontaine.

De son côté, Félix, qui a maintenant 30 ans, a apporté sa contribution : il a grimpé le mont Albert, en Gaspésie, avec toute une équipe, amassant 13 000 $. Il était si épuisé à la fin du parcours que ses partenaires l’ont porté sur leur dos. « Je suis pas capable de regarder ça sans pleurer », dit-il, en se cachant les yeux pour nous montrer la vidéo tournée ce jour-là. On le comprend : le petit film de 12 minutes tirerait des larmes à un rocher.

Et puis, en mai 2022, J’ai mon appart a accueilli ses premiers locataires. Simon, Marie-Christine, Félix, Alexis, David : ils ont reçu leurs clés. Pour la première fois, ils allaient vivre seuls, en évitant le modèle devenu quasi obligatoire au Québec pour l’hébergement des adultes vivant avec une déficience intellectuelle, qui est la famille d’accueil.

« On est l’endroit dans le monde où on a le plus investi dans le modèle de la famille d’accueil. C’est devenu LA réponse pour l’hébergement en déficience intellectuelle. Or, ce modèle-là ne correspond plus aux besoins de jeunes qui ont vécu un parcours d’inclusion. »

— Martin Caouette, titulaire de la Chaire autodétermination et handicap à l’UQTR

M. Caouette, professeur et titulaire de la Chaire autodétermination et handicap à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), s’est associé de très près au projet J’ai mon appart, qui constitue, selon lui, un modèle à exporter.

Pour lui, dès le départ, l’organisme en devenir était un formidable laboratoire. « On aurait pu avoir un beau bâtiment, mais si on n’a pas les meilleures pratiques d’accompagnement, on retourne dans un modèle institutionnel. Ici, les locataires sont des citoyens à part entière. On n’est pas dans une logique de prise en charge. On leur donne juste le soutien dont ils ont besoin pour vivre la vie qu’ils veulent vivre ! » Geste symbolique, mais capital : les intervenants – et les parents – frappent aux portes avant d’entrer. Et si le locataire ne veut pas les laisser entrer… ils restent dehors !

Martin Caouette croit tellement au projet qu’il a traîné Félix Lapointe jusqu’à Paris, dans un colloque sur l’autodétermination des personnes vivant avec une déficience intellectuelle. Devant les délégués, Félix a fièrement brandi son bail. « Les gens n’y croyaient pas, qu’il avait un bail, qu’il avait signé lui-même », raconte Mme Lafontaine. Financièrement, le projet est avantageux : un logement à J’ai mon appart coûte trois fois moins cher à l’État qu’un hébergement en famille d’accueil.

« Merci la vie. Ou Dieu. Ou peu importe. »

« Ce que j’aime le plus ici ? Faire mes affaires et des fois, aller veiller avec mes chums Félix et David », lance Alexis Pronovost.

En vidant ses sacs d’épicerie – macaroni au fromage, pizza, concombres, clémentines, lait –, il raconte ses premiers pas dans le projet. Les apprentissages ont été importants, concède-t-il. Faire la cuisine, prendre le bus, gérer un budget… « Tout ça, c’était nouveau ! », dit-il.

Simon Ricard-Vallée, 38 ans, occupe un emploi de plongeur dans un restaurant et est passionné de kayak de vitesse. Ses nombreuses médailles sont suspendues à une pagaie, sur le mur de son salon. Il a vécu cinq ans en famille d’accueil : jamais il ne retournerait en arrière, dit-il. « Enfin, je peux me faire ce que je veux à manger ! »

« Merci la vie. Ou Dieu. Ou peu importe », renchérit David Savard-Gélinas, 44 ans, qui a vécu toute sa vie chez sa mère avant d’avoir une place dans l’immeuble. En plus d’avoir une déficience intellectuelle, David se déplace en fauteuil roulant. Il a eu très peur que son handicap physique lui ferme les portes de l’organisme.

« Quand j’ai su que j’avais été choisi, j’ai pleuré de joie. »

— David Savard-Gélinas, 44 ans

Les logements sont beaux et lumineux. Les locataires paient 25 % de leur revenu. Il y a une grande salle commune avec une cuisine, où ils peuvent se rassembler pour fêter des anniversaires, accueillir la nouvelle année ou regarder un match de hockey. Il y a une cour avec des modules d’exercice pour les sportifs et des bacs de jardinage, qui est d’ailleurs ouverte au voisinage. L’idée, résume Michèle Lafontaine, est de faire partie de la communauté.

Six personnes travaillent à l’organisme. Les services sont financés par les budgets du CISSS local, qui assure également le suivi individuel des locataires. Le ministre des Services sociaux, Lionel Carmant, a été conquis par le projet, à tel point qu’il est allé souper avec les locataires en juin dernier. Et puis, un récent don d’un demi-million de dollars de la Fondation Mirella et Lino Saputo a permis d’équilibrer définitivement le budget.

Dans le concret, une présence est assurée quasiment 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, notamment grâce à la présence d’une locataire-ressource, qui est de faction la nuit. Suzelle Labranche habite la résidence et est de garde la nuit. À 70 ans, elle est, résume-t-elle, l’équivalent d’une « grand-maman » qui est sur place s’il survient un problème ou un conflit entre deux locataires. « Je me suis très bien adaptée à tout ce beau monde-là ! »

Pour les familles des locataires, J’ai mon appart est synonyme de paix d’esprit. Pour la première fois depuis très longtemps, Michèle Lafontaine et son conjoint ont pu partir quelques jours en vacances. Nathalie Deschênes n’était jamais partie en voyage : elle a visité la Tunisie pendant trois semaines à l’automne.

« Ça fait 40 ans que je m’inquiète pour lui, résume Rita Savard, la mère de David. Que je me demande : “Si je pars, qui va en prendre charge ?” Il me disait souvent : “Maman, surtout, meurs pas !” C’est un gros poids qui s’est enlevé de mes épaules. »

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