Nullipares

Donner une voix aux femmes sans enfants

L’étincelle s’est produite lors d’un voyage à San Francisco, en 2014.

Claire Legendre et sa collègue et amie Martine-Emmanuelle Lapointe observaient les fresques colorées ornant le Women’s Building, dans le quartier Mission District. Tout en haut du bâtiment, il y avait cette grande fresque présentant une femme, assise en tailleur, avec en son ventre un fœtus.

Ni Claire Legendre ni Martine-Emmanuelle Lapointe ne se reconnaissaient en cette « femme universelle ». La première sait depuis l’adolescence qu’elle ne veut pas d’enfants ; la seconde, malgré plusieurs tentatives, n’a pas été capable d’en avoir.

« On s’est dit : le discours féministe est de plus en plus audible, mais ce discours-là, cette femme-là, on n’en entend jamais parler », raconte Claire Legendre, professeure de création littéraire à l’Université de Montréal. 

« La femme nullipare, on ne la voit pas, elle est totalement invisible. »

— Claire Legendre, autrice et professeure de création littéraire

Pourtant, dans l’entourage de Claire Legendre, cette femme-là est bien visible. Plusieurs de ses bonnes amies n’ont pas voulu ou n’ont pu avoir d’enfant. Et ces amies sont toutes des littéraires. « Je me suis dit : ce n’est pas un hasard, nous raconte Claire Legendre, rencontrée la semaine dernière au parc Laurier, à Montréal, non loin de chez elle. Je savais qu’elles avaient quelque chose à dire. »

Ces choses, ses amies les ont joliment écrites dans un recueil qui vient d’être publié aux éditions Hamac et qui s’intitule simplement Nullipares. Dix autrices s’y racontent à cœur ouvert, avec honnêteté et générosité. Il y a Agathe Raybaud, dont le cancer des ovaires a fait dévier sa trajectoire de vie. Il y a Sylvie Massicotte, qui a réalisé que son rôle de belle-mère lui suffisait. Jeanne Bovet, qui n’a pas rencontré l’homme qui aurait pu devenir le père de ses enfants. Et Monique Proulx, qui livre un discours libre et apaisant d’une sexagénaire qui n’a jamais souhaité enfanter.

« Ce que j’ai compris à mesure que je lisais leurs textes, c’est que, finalement, la frontière entre ne pas en vouloir et ne pas pouvoir en avoir, elle est très ténue », observe Claire Legendre, qui a assuré la direction du recueil.

« La vie, ce n’est pas forcément que des choix ou que des choses subies, c’est aussi souvent à mi-chemin entre les deux. »

— Claire Legendre, qui a dirigé le recueil de nouvelles Nullipares

Pour Claire Legendre, le fait qu’elle n’aurait pas d’enfant a toujours été clair, « comme quelqu’un qui découvre son orientation sexuelle », précise-t-elle. « Mais ce n’est pas grave ! lance cette fille unique née en France. Ce n’est pas un problème dans ma vie. Le problème, ça va plutôt être le regard des autres. » Ce regard des autres revient beaucoup dans les nouvelles des autrices. La nulliparité rend mal à l’aise, comme si elle était anormale, comme si elle cachait nécessairement un drame.

Aux yeux de Claire Legendre, 41 ans, il y a quelque chose de morbide dans le fait de ne pas vouloir se reproduire (elle a d’ailleurs nommé sa nouvelle Le Deluge). Et c’est peut-être pour ça, avance-t-elle, que les gens, inconsciemment, n’ont pas envie d’entendre ce discours. « On n’a pas très envie de concevoir la vie de cette manière-là. Ce n’est pas très invitant, quoi ! », dit-elle en riant.

Dans le spectre liant « ne pas vouloir » et « ne pas pouvoir », Martine-Emmanuelle Lapointe se trouve à l’autre extrémité. Son conjoint et elle ont ardemment désiré mettre un enfant au monde, mais la nature en a décidé autrement. Le couple s’est tourné vers l’adoption internationale. Après de longues années de démarches, il devrait pouvoir aller chercher son fils en Haïti au début de l’automne.

« Ne sommes-nous pas encore et toujours associées à cela, à ce ventre qui grossit et porte fruit ? écrit Martine-Emmanuelle Lapointe dans son texte. À cette promesse d’un avenir qui s’incarne dans un être à notre ressemblance ? Moi, comme le dit la chanson, j’aurais bien voulu, mais ça n’est pas venu. Mon ventre est sec. Je ne suis “pas maîtresse de mon corps”, je n’ai aucun “pouvoir sur la fertilité”. Il ne me reste que les enfants des autres. »

Aussi professeure de littérature à l’Université de Montréal, Martine-Emmanuelle Lapointe confie avoir un peu hésité avant de dévoiler cette partie de sa vie.

« C’est sûr que c’est douloureux d’aller là, de faire le deuil de ce rêve-là pour des raisons qui sont hors de notre contrôle. »

— Martine-Emmanuelle Lapointe, autrice et professeure de littérature

« C’est un peu ce que racontent aussi Catherine Voyer-Léger et Jeanne Bovet [deux autrices du recueil]. On est un peu nullipares un peu par défaut, on ne l’a pas choisi », nous dit-elle au téléphone.

Le processus de procréation assistée demeure une expérience douloureuse, dit-elle, et le long et complexe chemin vers l’adoption creuse encore plus l’écart entre les parents qui peuvent concevoir naturellement et les autres. « Quand on fait le processus d’adoption, c’est toute la vie intime qui est décortiquée, résume-t-elle. Mais en même temps, il faut que ça le soit. Il faut qu’ils s’assurent de notre solidité, de notre stabilité. Mais c’est vraiment intrusif. »

Claire Legendre souligne qu’ensemble, les femmes ont pu se dévoiler peut-être davantage. « L’écriture est une activité extrêmement solitaire, mais là, d’être à 10, ça nous a aussi permis de dire certaines choses qu’on aurait moins osé dire toute seule. On peut peut-être davantage se livrer. On est comme protégées », conclut Claire Legendre, qui salue ses consœurs d’avoir enfin fait entendre leurs voix, à elles aussi.

Nullipares

Collectif dirigé par Claire Legendre

Hamac

144 pages

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