Le jour de Rabii

Cibole, ça prend trente secondes, répondre

Premier rendez-vous. Papillons dans le bedon. Adrénaline. Cœur bat vite, exode du sang de ton estomac vers les autres muscles. Pour ça que tu sens ton ventre vide.

Ça arrive en situation de danger, mais aussi lors de nouvelles rencontres. Selon notre corps, plaire est aussi angoissant que tenter d’éviter le coup de couteau d’un potentiel agresseur.

Test d’haleine, même si tu viens de te brosser les dents.

Impossible d’utiliser la méthode du souffle dans la paume : tu viens de te laver les mains. Et le puissant parfum aux agrumes qui compose ton savon dérobe toutes les autres odeurs.

Sans l’intermédiaire préhensile, tu optes pour la Méthode Bubba. Je l’ai baptisée en l’honneur de Benjamin Buford Blue, célèbre personnage du film Forrest Gump.

Comme Bubba, je place ma rangée de dents inférieure devant ma rangée supérieure. Bien entendu, je garde ma bouche scellée, pour éviter la fuite de mon échantillon. Je crée ainsi, entre mes deux rangées de dents, un tiroir hermétique contenant l’haleine à analyser. 

Lorsque prêt, j’expulse le jet d’air vers mes narines. 

L’expulsion doit être franche et vive. À la manière des petits diffuseurs de parfum muraux. 

C’est comme ça que l’on analyse notre haleine lorsque nos mains sentent trop bon. Tu es en train d’essayer, ne mens pas. 

Je digresse.

Il ou elle arrive. Le premier rendez-vous débute. Le premier rendez-vous se poursuit. Le premier rendez-vous se termine. 

À ton avis, ça s’est bien passé. Mais ton avis n’est pas toujours partagé. Si c’était le cas, ce qu’il serait beau notre monde.

Un jour deux jours trois jours, pas de nouvelles.

Texto. Rien. Facebook, rien. Tu oses l’appel, rien.

Tu te sens cheap ; c’est presque mal vu, demander des nouvelles. Parce qu’on devrait interpréter. Parce que c’est ça, le jeu.

« T’as rien de mieux à faire ? » Honnêtement, non. 

« Lis entre les lignes », tu me diras. « C’est implicite », tu surenchériras.

Je suis en désaccord, parce qu’on garde toujours espoir. Parce que c’est ce qu’ils nous disaient dans les films de Disney, garder espoir.

C’est ce qu’ils continuent de nous dire, adultes, dans les films où le gars dangereusement insistant finit par se ramasser avec la fille plutôt qu’avec une ordonnance de non-approche.

Dans la vraie vie, en général, on le sait assez rapidement si ça clique ou pas. « Lis entre les lignes, c’est implicite. » Tu me l’as déjà dit.

Mais reste toujours cette persévérante parcelle d’espoir. Cette parcelle d’espoir accompagnée des fameux « d’un coup que ».

D’un coup que l’autre soit occupé. D’un coup que l’autre soit tombé dans le coma. 

Plusieurs « d’un coup que » farfelus précèdent le difficile à digérer « d’un coup que l’autre soit pas intéressé ».

Tu éteins ton téléphone. Tu le redémarres. D’un coup que ton service de messagerie texte fasse sporadiquement défaut.

Parfois presque paranoïaque ; tu te dis que peut-être ton fournisseur cellulaire te punit pour ton dernier retard de paiement. Qu’il confisque le message espéré jusqu’à réception du paiement.

Fouille-moi pourquoi, tu vas faire un paiement.

Tu ne sais plus si t’es persistant ou juste pathétique. Tu t’en fous ; tu vas jusqu’à t’envoyer un texto à toi-même, à ton propre numéro, juste pour avoir la certitude que ça marche.

Et ça marche. Pour une fois que c’est vrai ; c’est pas toi, c’est l’autre.

Cet autre qui n’a pas la décence de répondre. Ne serait-ce qu’un « non, je ne suis pas intéressé ».

Récemment, j’ai suggéré à une amie de faire remplir un mini-questionnaire après le premier rendez-vous.

L’idée m’est venue de ma banque, qui me propose systématiquement de remplir un formulaire d’évaluation, même lorsque mon interaction avec la préposée dure trente secondes. 

Sondage en ligne. Site web sur le relevé. Indécourageable, à chaque visite, la préposée reprend la peine de l’encercler avec son stylo enchaîné. 

J’ai conseillé à mon amie de faire passer son évaluation avant le dessert, évitant ainsi que l’humeur ne soit influencée par le taux de sucre. 

À la longue, compilées, ces mini-évaluations pourraient faire ressortir une problématique peut-être inconnue. Parle trop de la job. Parle trop de son ex. Ou encore, mauvaise haleine ; pas tout le monde qui maîtrise la Méthode Bubba. 

Elle n’a pas aimé l’idée.

Elle est encore sur le marché des rencontres. Des premiers rendez-vous à l’infini. Tous différents, mais tous pareils.

Des fois, elle a des nouvelles. Des fois, aucune.

Parce que « lis entre les lignes ». Parce que « c’est implicite ».

On est tous le négligé de quelqu’un. À la fois personne et tout le monde est placé pour faire la morale.

Ce n’est pas un crime, de ne pas être intéressé. Et ça prend trente secondes, envoyer un message. Trente secondes. Un appel, parfois moins.

C’est facile :  

« Pas intéressé. Désolé. »

Le « désolé » est optionnel. Suis ton cœur.

Barack Obama a tweeté quatre fois lundi dernier ; on a le temps de répondre à nos messages.

Sans attaches, c’est un luxe de pouvoir passer à autre chose, de pouvoir tourner la page. Un luxe que l’on devrait offrir à l’autre dès le moment où on se l’offre à soi-même. 

Il y a pire que tuer l’espoir.

On déteste les points finaux, mais on déteste encore plus les points de suspension. 

… 

Tu vois ?

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